Chapitre IV
Des offices de judicature

Page de la Relation de La Loubère
I. Division du royaume de Siam par provinces.

Le royaume de Siam est divisé en haut et bas. Le haut est vers le nord (puisque la rivière en descend) et contient sept provinces, que l'on nomme par leurs capitales, de PorseloucPhitsanulok (พิษณุโลก), de SanqueloucSawankhalok : สวรรคโลก, de LocontáïNakhon Thai : นครไทย, de Campeng petKamphaeng Phet : กำแพงเพชร, de Coconrépina (1), de PéchebonnePhetchabun : เพชรบูรณ์ et de PitchiáïPhichai : พิชัย. À Porselouc ressortissent immédiatement dix juridictions, à Sanquelouc huit, à Locontáï sept, à Campeng pet dix, à Coconrépina cinq, à Péchebonne deux et à Pitchiáï sept. Et outre cela, il y a dans le haut Siam vingt et une autres juridictions auxquelles nulle autre juridiction ne ressortit, mais qui ressortissent à la Cour et sont autant de petites provinces.

Ils comptent dans le bas Siam, c'est-à-dire dans la partie méridionale du royaume, les provinces de JorJohor [Yaho : ยะโฮร์ ], de PatanePattani : ปัตตานี, de LigorNakhon Si Thammarat : นครศรีธรรมราช, de Ténassérim, de ChantebonneChanthaburi : จันทบุรี, de Petelong ou BordelongPhatthalung : พัทลุง et de TchiáïChaiya : ไชยา. De Jor dépendent immédiatement sept juridictions, de Patane huit, de Ligor vingt, de Ténassérim douze, de Chantebonne sept, de Pételong huit et de Tchiáï deux. Et outre cela, il y a encore dans le bas Siam treize petites juridictions qui sont comme autant de provinces particulières qui ne ressortissent qu'à la Cour et auxquelles nulle autre juridiction ne ressortit. La ville de Siam a sa province à part, au cœur de l'État, entre le haut et le bas Siam.

II. Le gouverneur est le juge.

Tout tribunal de judicature ne consiste proprement qu'en un seul officier, puisqu'il n'y a que le chef ou président qui ait voix délibérative et que tous les autres officiers n'ont que voix consultative selon l'usage reçu aussi à la Chine et dans les autres États voisins. Mais la prérogative la plus importante du président est d'être le gouverneur de tout son ressort et de commander même les garnisons, s'il y en a, à moins que le prince n'en ait disposé autrement par ordre exprès. Si bien que comme d'ailleurs ces charges sont héréditaires, il n'a pas été difficile à quelques-uns de ces gouverneurs, et surtout aux plus puissants et aux plus éloignés de la Cour, de se soustraire tout à fait ou en partie à la domination royale.

III. Jor n'est plus du royaume de Siam.

Ainsi le gouverneur de Jor n'obéit plus, et les Portugais lui donnent le nom de roi (2). Et peut-être n'a-t-il jamais obéi, à moins que le royaume de Siam se soit étendu, comme quelques relations le disent, à toute la presqu'île d'au-delà du Gange. Jor en est la ville presque la plus méridionale, située sur une rivière qui a son embouchure au cap de Sincapura [Singapour], et qui forme un fort bon port.

IV. Ni Patane.

Le peuple de Patane vit, comme celui d'Achem, dans l'île de Sumatra (3), sous la domination d'une femme qu'ils élisent toujours dans une même famille, et toujours vieille, afin qu'elle n'ait pas besoin de mari, et au nom de laquelle les plus accrédités gouvernent (4). Les Portugais lui ont donné aussi le nom de reine, et pour toute redevance elle envoie au roi de Siam, de trois en trois ans, deux petits arbres, l'un d'or et l'autre d'argent, et l'un et l'autre chargés de fleurs et de fruits ; mais elle ne doit aucun secours à ce prince dans ses guerres. Si ces arbres d'or et d'argent sont un véritable hommage ou seulement un respect pour entretenir la liberté du commerce, comme le roi de Siam envoie de trois en trois ans des présents au roi de la Chine en vue du commerce seulement, c'est ce que je ne saurais dire, mais comme le roi de la Chine se fait un honneur de ces sortes de présents et qu'il les prend pour une espèce d'hommage, il se peut bien faire que le roi de Siam ne s'honore pas moins des présents qu'il reçoit de la reine de Patane, quoiqu'elle ne soit peut-être pas sa vassale.

V. Le gouverneur est seigneur.

Les Siamois appellent Tcháou-meüangChao mueang : เจ้าเมือง un gouverneur héréditaire. Tcháou veut dire Seigneur, et Meüang veut dire ville ou province, et même royaume. Les rois de Siam ont détruit les plus puissants Tcháou-Meüang autant qu'ils ont pu, et ils ont mis à leur place des gouverneurs par commission pour trois ans. Ces gouverneurs par commission s'appellent Pou-ranPhurang : ผู้รั้ง, et Pou veut dire personne.

VI. Émoluments ou droits du Tcháou-Meüang.

Outre les présents que le Tcháou-Meüang peut recevoir, comme j'ai dit, ses autres droits légitimes sont :

VII. Humanité des Siamois envers ceux qui ont fait naufrage.

On m'a assuré que les Siamois ont l'humanité de ne s'approprier rien de tout ce que la tempête jette sur leurs côtes, soit par échouement de vaisseaux, soit par naufrage. Néanmoins, Fernand Mendez Pinto raconte que Louis de Monteroyo, Portugais ayant échoué sur la côte de Siam près de Patane, le Chabandar (8) ou douanier d'un lieu qu'il nomme Chatir voulut confisquer non seulement le vaisseau et sa charge, mais Monteroyo même, et quelques enfants, disant que par l'ancienne coutume du royaume, tout ce que le mer jetait aux côtes était des émoluments de son office. Il est vrai que cet auteur ajoute, avec de grandes louanges pour le roi de Siam qui régnait alors, que ce prince à la prière des Portugais qui se trouvèrent à sa cour, mit en liberté Monteroyo et lui rendit toute la prise et les enfants ; mais il ajoute aussi que ce fut comme par aumône et le jour que ce prince se promenait par la ville monté sur l'éléphant blanc, pour faire, dit-il, des aumônes au peuple (9).

VIII. Suite des droits ou émoluments du Tcháou-Meüang.

5°. Sur les frontières, les Tcháou-Meüang s'arrogeant tous les droits de souveraineté lèvent, quand ils peuvent, des deniers extraordinaires sur le peuple.

6°. Les Tcháou-Meüang font partout le commerce, mais sous le nom de leur secrétaire ou de quelque autre de leurs domestiques, et cette dernière circonstance fait voir qu'ils en ont quelque honte et que la loi peut-être le leur défend, mais qu'en cela ils ne sont pas plus scrupuleux que leur roi.

IX. Droits ou émoluments du Pou-ran.

Le Pou-ran, ou gouverneur par commission, a les mêmes honneurs et la même autorité que le Tcháou-Meüang, mais non pas les mêmes émoluments. Le roi de Siam nomme des Pou-ran en deux rencontres : ou lorsqu'il ne veut point de Tcháou-Meüang, ou lorsque le Tcháou-Meüang est obligé de s'absenter de son gouvernement ; car le Tcháou-Meüang n'a pas de lieutenant ordinaire qui puisse remplir sa place en son absence, comme en France le chancelier n'en a point. Au premier cas, le Pou-ran n'a que les émoluments que le roi lui assigne en le nommant ; au second cas, il prend la moitié des émoluments du Tcháou-Meüang et lui en laisse l'autre moitié.

X. Noms et fonctions des officiers qui composent un tribunal.

Voici maintenant les officiers ordinaires d'un tribunal de judicature, non qu'il y en ait autant dans chacun mais deans aucun il n'y en a peut-être davantage.

De plus, il y a quelques officiers dans chaque tribunal supérieur pour envoyer aux justices inférieures dont le Tcháou-Meüang ou le Pou-ran sont morts, en attendant que le roi y pourvoie ; et le nombre de ces officiers est aussi grand que celui des justices inférieures.

Enfin, il y a dans chaque tribunal un officier pour lire les taràTra : ตรา ou ordres du roi au gouverneur, une maison en lieu élevé pour les garder, comme dans l'enceinte du palais du roi de Siam il y a un bâtiment isolé, en lieu éminent, pour garder toutes les lettres que le roi de Siam reçoit des autres rois.

XI. Distinction importante en officiers de dedans et en officiers de dehors.

Ce sont là à peu près les officiers qu'on appelle du dedans. Outre ceux-là, il y en a d'autres qu'on appelle du dehors, pour le service de la province. Tous sont dans une entière dépendance du gouverneur, et quoique ceux du dehors aient de pareils titres, ils sont pourtant fort au-dessous des officiers du dedans. Ainsi, un Oc-meüang du dedans du palais est supérieur à un Oc-yà du dehors, et en un mot, il ne faut pas croire que tous ceux qui portent de grands titres soient toujours seigneurs : Cet infâme qui achète les femmes et les filles pour les prostituer porte le titre d'Oc-yà : on l'appelle Oc-yà MeenOkya Min ? ออกญามีน ?, et c'est un homme fort méprisé. Il n'y a que les jeunes débauchés qui aient commerce avec lui. Chacun des officiers du dedans a son lieutenant, en siamois BelatPalat : ปลัด, et son greffier, en siamois SemienSamian : เสมียน, et dans son logement que le roi lui donne, il a pour l'ordinaire une salle pour donner ses audiences.

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V. Du style judiciaire.

NOTES

1 - Il s'agit vraisemblablement de Nakhon Ratchasima (นครราชสีมา), toutefois La Loubère avait déjà évoqué cette ville sous le nom de Corazemà : Sur les frontières du Pégou est située la ville de Cambory [Kanchanaburi : กาญจนบุรี] et sur celle de Laos la ville de Corazemà, que quelques-uns appellent Carissimà (1691, I, 16). Corazemà était sans doute une transcription de Khorat (โคราช), l'ancien nom de la ville (toujours très utilisé en Thaïlande), et Coconrépina une transcription de Nakhon Ratchasima, aujourd'hui son nom officiel. 

2 - Johor, comme Jambi, Kedah ou Patani, étaient de petits sultanats semi-autonomes qui payaient tribut au roi de Siam, mais n'avaient que des rapports très distendus avec le royaume. 

3 - Erreur d'autant plus surprenante de la part de La Loubère que toutes les cartes de l'époque situaient sans ambiguïté possible Patani à l'est de la péninsule malaise, sur le golfe de Siam.

ImagePatani sur la carte du père Placide (1686). 

4 - Cette mystérieuse reine est ainsi présentée par Nicolas Gervaise : On dit que ses peuples, lassés d'obéir à des rois qui les maltraitaient, secouèrent le joug et qu'ayant fait descendre du trône celui qui régnait alors, ils y firent monter à sa place une princesse à qui ils donnèrent le titre de reine sans lui en donner l'autorité. Ils firent choix des plus habiles d'entre eux pour gouverner en son nom et sans sa participation, car elle n'entre point dans le secret des affaires et elle se doit contenter des respects et des hommages que chacun lui rend extérieurement comme à sa souveraine. Ils ne lui laissent pas même la liberté du choix de ses premiers officiers, mais ils ne lui refusent jamais rien de tout ce qui peut contribuer à ses plaisirs. Rien ne l'empêche de s'y abandonner tout entière et sans réserve, car s'il ne lui est pas permis de se marier, il ne lui est pas aussi défendu d'avoir des galants. Elle en a autant qu'il lui en plaît, et elle a même de quoi leur faire des présents considérables. Il y a un fond qui est destiné pour fournir à la dépense de ses habits et à l'entretien de sa maison. Elle demeure ordinairement dans Patani qui est la ville capitale de son royaume. La fleur d'or qu'elle paye tous les ans au roi de Siam se présente toujours en son nom et non point de la part des ministres qui ont le gouvernement du royaume. (Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, 1688, pp. 316-317). 

5 - Na (นา) signifie plus précisément rizière 

6 - Le mayom siamois (มายม) était une monnaie assez rare qui valait ½ tical (baht). Ce n'est pas celle à qui La Loubère fait ici allusion. Le quart de baht se nommait (et se nomme encore) le salueng (สลึง). 

7 - Ce fut là le premier contact avec le Siam des trois missionnaires français, Pierre Lambert de la Motte, Jacques de Bourges et François Deydier, qui débarquèrent dans le royaume le 16 mai 1662 : Le lendemain, nous eûmes licence de tirer nos hardes, lesquelles furent visitées par le gouverneur et par les officiers assez légèrement ; ils ne s'arrêtèrent que sur des chapelets de corne peints de rouge, qu'ils crurent être de corail, dont ils prirent les droits du roi, qui sont de huit pour cent, que l'on prend toujours en espèces et jamais sans estimation. (Journal de la Mission, cité par Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p 1). 

8 - Shabunder, du persan Shāhbandar, littéralement Roi du port. C'était le titre d'un gouverneur portuaire avec autorité sur les commerçants étrangers et les capitaines de vaisseaux. Le shabunder était également souvent chef de la douane. (Yule et Burnell, Hobson Jobson, 1903, p. 816). 

9 - Cette anecdote se trouve au chapitre 183, p. 817 de l'édition des Voyages advanturevx de Fernand Mendez Pinto publiée en 1645 dans une traduction du sieur Bernard Figuier, Gentilhomme portugais

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18 mai 2020