Chapitre III
Des officiers du royaume de Siam en général

Page de la Relation de La Loubère
I. Signification propre du mot mandarin.

Les Portugais ont appelé mandarins généralement tous les officiers dans toute l'étendue de l'Orient, et il y a de l'apparence qu'ils ont formé ce mot de celui de mandar, qui en leur langue veut dire commander (1). Navarrete, que j'ai déjà cité, est de cette opinion, et on la peut confirmer, parce que le mot arabe émir, qui est en usage à la cour du grand Mogol et en plusieurs autres cours mahométanes des Indes pour signifier les officiers, se dérive du verbe arabe amarà qui veut dire commander. Le mot de mandarin s'étend aussi aux enfants des principaux officiers que l'on regarde comme des enfants de qualité, appelés MônMon ? : หฺม่อน ? en siamois. Mais je ne me servirai du mot de mandarin que pour signifier les officiers.

II. Le roi de Siam donne des noms aux mandarins considérables.

Le roi de Siam ne fait donc point de mandarin considérable qu'il ne lui donne un nouveau nom ; usage établi aussi à la Chine et en d'autres États de l'Orient. Ce nom est toujours une louange, quelquefois il est inventé exprès, comme celui qu'il a donné à Mgr l'évêque de Métellopolis (2) et comme ceux qu'il donne aux étrangers qui sont à sa cour, mais souvent ces noms sont anciens et connus pour avoir été d'autres fois donnés à d'autres, et ceux-là sont les plus honorables qui ont été autrefois portés par des personnes fort élevées en dignité ou par des princes de sang royal. Et quoique de tels noms ne soient pas toujours accompagnés de fonctions et d'autorité, ils ne laissent pas d'être une grande marque de faveur. Il arrive aussi qu'un même nom est donné à plusieurs personnes de dignités différentes, de sorte qu'en même temps l'un s'appellera, par exemple, Oc-práOkphra : ออกพระ Pipitcharatcha et l'autre Oc-counneOkkhun : ออกขุน Pipitcharatcha. Ces noms, dont on ne dit jamais que les premiers mots, et qui font chacun une période, sont tirés presque tout entiers de la langue pali et ne sont pas toujours bien entendus : mais cela, et le style des lois, qui tient fort du pali, et les livres de la religion qui sont pali, sont cause que les roi des Siam ne doivent pas ignorer cette langue, d'autant plus, comme je l'ai dit ailleurs, qu'elle prête tous ses ornements à la siamoise, et qu'on les mêle souvent ensemble par élégance, soit en parlant, soit en écrivant.

III. Tous les offices sont héréditaires.

La loi de l'État est que tous les offices soient héréditaires (3), et la même loi est au royaume de Láos et était anciennement à la Chine. Mais la vénalité des charges n'y est pas permise, et d'ailleurs la moindre faute du pourvu, ou le bas âge de l'héritier, peuvent ôter les offices aux familles ; et quand cela arrive, c'est toujours sans récompense. Très peu de familles s'y maintiennent longtemps, surtout dans les charges de la Cour qui sont plus que les autres sous la main du maître.

IV. Émoluments des offices.

De plus, nul officier à Siam n'a de gages. Le prince les loge, ce qui n'est pas grand-chose, et leur donne quelques meubles, comme boîtes d'or ou d'argent pour le bétel, quelques armes, un balon, des bêtes comme éléphants, chevaux et buffles, des corvées, des esclaves et enfin des terres labourables, toutes choses qui reviennent au roi avec l'office et qui font principalement que le roi semble être l'héritier de ses officiers. Mais le principal gain des offices consiste dans les concussions, parce qu'en cela il n'y a nulle justice pour les faibles. Tous les officiers sont d'intelligence à piller, et la corruption est plus grande en ceux d'où devrait venir le remède. Le commerce des présents y est public : les moindres officiers donnent aux plus grands à titre de respect et un juge n'y est pas puni pour avoir accepté des présents des parties si d'ailleurs on ne le convainc d'injustice, ce qui n'est pas bien aisé à faire.

V. Le serment de fidélité.

La forme du serment de fidélité consiste à avaler de l'eau sur laquelle les talapoins prononcent des imprécations contre celui qui la doit avaler en cas qu'il vienne à manque à la fidélité qu'il doit à son roi. Ce prince ne dispense de ce serment personne de ceux qui s'engagent à son service, de quelque religion et nation qu'on soit (4).

VI. Le droit public de Siam est écrit.

Le droit public de Siam est écrit en trois volumes. Le premier s'appelle Prá Tam RaPhra Tamra : พระตำรา, et contient les noms, les fonctions et les prérogatives de tous les offices. Le second a pour titre Prá Tam NonPhra Thammanun : พระธรรมนูญ, et est un recueil des constitutions des anciens rois ; et le troisième est le Prá Rayja CammanotPhra Racha Kamnot : พระราชกำหนด, où sont les constitutions du roi père de celui qui règne aujourd'hui (5).

VII. Difficulté d'en avoir les livres.

Rien n'eût été plus nécessaire qu'un extrait fidèle de ces trois volumes pour bien faire connaître la constitution du royaume de Siam, mais bien loin d'en pouvoir avoir une traduction, je n'ai pu en avoir un exemplaire en siamois. Il eût fallu pour cela demeurer plus longtemps à Siam, et avec de moindres affaires. Voici donc ce que j'ai pu apprendre de certain sur cette matière, sans le secours de ces livres et en un pays où tout le monde craint de parler. La plus grande marque de la servitude des Siamois est qu'ils n'osent presque ouvrir la bouche sur quoi que ce soit de leur pays (6).

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IV. Des officiers de judicature.

NOTES

1 - Cette explication, qui a été souvent reprise, est dénoncée par Yule et Burnell comme une erreur ancienne et récurrente. Selon les auteurs du Hobson Jobson, le mot serait une corruption de l'hindi mantri, qui désignait un conseiller, un ministre d'État. (Hobson Jobson, 1903, pp. 550-551). 

2 - L'évêque de Métellopolis était le missionnaire Louis Laneau (1637-1696). Il est nommé Dom Bisbou dans le traité de capitulation établi en 1688 pour organiser la sortie des Français du royaume (Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 217). 

3 - Les relations se contredisent sur ce point. Selon Gervaise, les charges n'étaient pas héréditaires dans le royaume : Comme la noblesse n'est pas héréditaire dans tout le royaume de Siam, il ne faut pas s'étonner si elle n'est pas fort ancienne, même dans les plus illustres familles ; aussi y a-t-il peu de gens qui s'en piquent. Celui-là est estimé le plus noble qui est reconnu le plus riche, et le vrai mérite se mesure toujours chez eux par les avantages de la fortune et de la faveur du prince. C'est lui seul qui fait les nobles, qu'ils appellent communément mandarins, en leur donnant une charge et un nom nouveau avec la boussette, qui est une espèce de petite boîte d'or ou d'argent où ils mettent leur bétel. Il choisit ordinairement les enfants des officiers de sa maison pour les honorer de ce titre, mais quelquefois aussi, il prend plaisir d'en tirer de la lie du peuple quand il les reconnaît fidèles à son service ou capables de lui en rendre dans les emplois qu'il leur destine. Il ne fait pas même difficulté de faire choix des étrangers et de les préférer aux naturels du pays quand il leur trouve plus d'esprit, de droiture et de conduite. (Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, 1688, pp. 121-122). Le père Tachard partageait cet avis : La noblesse parmi les Siamois n'est point héréditaire. Les charges, dont le prince dispose, font les nobles et la distinction qui se trouve parmi ces peuples. (Voyage de Siam des pères jésuites […], 1686, p. 373).

On trouve la même affirmation chez Oskar Frankfurter (Events in Ayuddhya from Chulasakaraj 686-966, Journal of the Siam Society, vol. 6.3, 1909, p. 2.) : Le Siam est un pays féodal. La noblesse n'y est pas héréditaire, mais simplement administrative. Les personnes détenant une charge sont désignées par l'emploi qu'elles occupent, et en conséquence, n'ont pas d'individualité propre, ce qui fait qu'en dehors de la famille royale, il n'existe pas de lignées de familles nobles.

Ces divergences provenaient sans doute du fait que seules certaines charges, parmi les plus élevées (chakri, maître du palais, premier ministre, etc) étaient héréditaires. La plupart ne l'étaient pas, indique Quaritch Wales, qui cite dans l'ordre décroissant les Chao Phraya (เจ้าพระยา), Phraya (พระยา), Phra (พระ), Luang (หลวง), Khun (ขุน) et Muen (หมื่น). (Siamese State Ceremonies, 1931, p. 22). 

4 - Cette cérémonie, appelée Theu nam (ถือน้ำ), littéralement : tenir l'eau (d'allégeance), était l'adaptation siamoise d'un rituel brahmanique. Elle avait lieu deux fois par an, et fut abolie en 1932, lorsque la monarchie devint constitutionnelle. Voir notamment sur ce sujet H. G. Quaritch Wales, Siamese State Ceremonies, 1931, chapitre XV, pp. 193-198. 

5 - L'usurapateur Prasat Thong (ปราสาททอง), le roi au palais d'or, qui régna entre 1629 et 1656 et promulgua un nombre considérable de lois. 

6 - Les choses n'ont guère changé en ce début d'année 2020. 

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Page mise à jour le
18 mai 2020