TROISIÈME PARTIE
 
Des mœurs des Siamois suivant leurs diverses conditions

Chapitre I
Des diverses conditions chez les Siamois

Page de la Relation de La Loubère
I. De l'esclavage selon les mœurs de Siam.

À Siam, les personnes sont ou libres ou esclaves. Le maître y a tout pouvoir sur l'esclave, hormis celui de le tuer, et quoiqu'on dise que les esclaves y sont fort battus (ce qui est bien vraisemblable en un pays où l'on bat si fort les personnes libres), néanmoins l'esclavage y est si doux, ou si l'on veut, la liberté y est si vile, qu'il a passé en proverbe que les Siamois la vendent pour manger d'une sorte de fruit qu'ils appellent durionsThurian : ทุเรียน

. J'ai déjà dit qu'ils aiment mieux la jouer que de ne point jouer du tout ; il est certain aussi qu'ils craignent plus la mendicité que l'esclavage, et cela me fait croire que la mendicité y est aussi pénible que honteuse et que les Siamois, qui ont beaucoup de charité pour les bêtes jusqu'à les secourir s'ils en trouvent de malades dans les champs, en ont fort peu pour les hommes.

II. À quoi on y emploie les esclaves.

Ils emploient leurs esclaves à cultiver leurs terres et leurs jardins et à quelques services domestiques, ou bien ils leur permettent de travailler pour gagner leur vie, sous un tribut qu'ils en retirent, depuis quatre jusqu'à huit ticals par an, c'est-à-dire depuis 7 livres dix sols jusqu'à quinze livres.

III. Un Siamois peut naître ou devenir esclave.

On peut naître esclave ou le devenir. On le devient ou pour dette (1), comme j'ai dit, ou pour avoir été pris en guerre (2), ou pour avoir été confisqué en justice (3). Quand on n'est esclave que pour dette, on redevient libre en payant, mais les enfants nés pendant cet esclavage, quoique passager, demeurent esclaves (4).

IV. Comment il naît esclave et à qui il appartient.

On naît esclave quand on naît d'une mère esclave, et dans l'esclavage, les enfants se partagent comme dans le divorce. Le premier, le troisième, le cinquième et tous les autres en rang impair appartiennent au maître de la mère ; le second, le quatrième et les autres en rang pair appartiennent au père, s'il est libre, ou à son maître s'il est esclave. Il est vrai qu'il faut pour cela que le père et la mère n'aient eu commerce ensemble qu'avec le consentement du maître de la mère, car autrement tous les enfants appartiendraient au maître de la mère.

V. La différence qu'il y a entre les esclaves du roi de Siam et ses autres sujets.

La différence qu'il y a des esclaves du roi de Siam à ses sujets de condition libre, c'est qu'il occupe toujours ses esclaves à des travaux personnels et qu'il les nourrit, au lieu que ses sujets libres ne lui doivent tous les ans que six mois de service, mais à leurs propres dépens.

VI. Les esclaves des particuliers ne doivent aucun service au roi.

Au reste, les esclaves des particuliers ne doivent aucune corvée à ce prince et quoique par cette raison il perde en un homme libre, quand cet homme tombe en esclavage, ou pour dette, ou pour éviter la mendicité, ce prince ne s'y oppose pourtant pas ni ne prétend aucune indemnité pour cela.

VII. De la noblesse siamoise.

Il n'y a pas à proprement parler deux sortes de conditions entre les personnes libres. La noblesse n'y est autre chose que la possession actuelle des charges. Les familles qui s'y maintiennent pendant longtemps en deviennent sans doute plus illustres et plus puissantes, mais elles sont rares, et dès qu'elles ont perdu leurs charges, elles n'ont plus rien qui les distingue du menu peuple. On verra fort bien à la pagaie le petit-fils d'un homme qui sera mort grand seigneur, et quelquefois son propre fils.

VIII. Des prêtres ou talapoins.

La distinction entre le peuple et les prêtres n'est aussi qu'une distinction passagère, puisqu'en tout temps on peut passer de l'un de ces deux états à l'autre. Les prêtres sont les talapoins dont nous parlerons dans la suite. Sous le nom de peuple, je comprends tout ce qui n'est pas prêtre, savoir le roi, les officiers, et le peuple même, dont nous allons parler maintenant.

◄  Page précédente
2ème partie
XV. Caractère des Siamois
en général.
Page suivante  ►
3ème partie
II. Du peuple siamois.

NOTES

1 - L'esclave pour dette s'appelait that sin thai (ทาสสินไถ่). Il pouvait se vendre lui-même pour s'acquitter de sa dette, mais également vendre son épouse et ses enfants. 

2 - Les that chaloei (ทาสเชลย) étaient les prisonniers de guerre. Comme l'ont souvent noté les auteurs de relations, le but des guerres était moins de tuer les ennemis que de faire le plus de prisonniers possibles, main d'œuvre précieuse dans des pays souvent peu peuplés. 

3 - that ruean bia (ทาสเรือนเบี้ย) étaient les personnes tombées en esclavage pour insolvabilité suite à une banqueroute. 

4 - Les that luk khrok (ทาสลูกครอก). Il y avait d'autres catégories d'esclaves. On pouvait par exemple léguer ses esclaves (that thi dairap ma duai moradok : ทาสที่ได้รับมาด้วยมรดก), ou encore les offrir (that than hai : ทาสท่านให้), etc. L'esclavage fut aboli au Siam en 1905 par le roi Chulalongkorn (Rama V : 1853-1910)  

Banniere bas retour
Page mise à jour le
18 mai 2020