Chapitre II
Suite de la description géographique du royaume de Siam
où il est parlé de la capitale.

Page de la Relation de La Loubère
I. Autres villes du royaume de Siam.

Sur les frontières du Pégou est située la ville de CamboryKanchanaburi (กาญจนบุรี), et sur celle de Laos la ville de CorazemaNakhon Ratchasima (นครราชสีมา), que quelques-uns appellent Carissima, l'une et l'autre assez célèbres. Et dans les terres qui sont entre les deux rivières au-dessus de la ville de LaconcevanNakhon Sawan (นครสวรรค์), et sur des canaux qui communiquent d'une rivière à l'autre, sont deux autres villes considérables, SocotaïSukhothai (สุโขทัย) à la hauteur à peu près de PitchïtPhichit (พิจิตร), et SanqueloucSawankhalok (สวรรคโลก) plus au nord.

II. Pays entrecoupé de canaux.

Comme un pays si chaud ne peut être habité qu'auprès des rivières, les Siamois l'ont entrecoupé de beaucoup de canaux, et sans avoir de meilleurs mémoires, l'on ne peut compter toutes les villes qui y sont assises.

III. La ville de Siam décrite.

C'est par le moyen de ces canaux appelés CloumKhlong (คลอง) par les Siamois que la ville de Siam est non seulement devenue une île, mais qu'elle se trouve placée au milieu de plusieurs îles, ce qui en rend la situation très singulière. Aujourd'hui, l'île où elle est située est tout enfermée dans ses murailles, ce qui n'était pas apparemment du temps de Fernand Mendez Pinto (1) ; si malgré les bévues continuelles de cet auteur, qui paraît s'être trop fié à sa mémoire, on peut croire ce qu'il dit que les éléphants du roi de Pégou qui assiégea pour lors la ville de Siam, approchaient assez près des murs pour en abattre avec leurs trompes les pavois que les Siamois y avaient mis pour se couvrir (2).

Sa hauteur, selon le père Thomas, jésuite (3), est de 14° 20' 40", et sa longitude de 120° 30'. Elle a presque la figure d'une gibecière dont le haut serait au levant et le bas au couchant. La rivière la prend au nord par plusieurs canaux qui entrent en celui qui l'environne, et elle l'abandonne au midi en se séparant derechef en plusieurs canaux. Le palais du roi est au nord sur le canal qui embrasse la ville, et en tirant au levant est une chaussée par laquelle seule, comme par un isthme, on peut sortir de la ville sans passer l'eau.

La ville est spacieuse, à regarder l'enceinte de ses murailles qui renferment toute l'île, comme j'ai dit, mais à peine la sixième partie en est-elle habitée, et c'est celle qui est au sud-est. Le reste est désert ou n'est peuplé que de temples. Il est vrai que les faubourgs qui sont occupés par les étrangers en augmentent considérablement le peuple. Les rues en sont larges et droites, et en quelques endroits plantées d'arbres et pavées de briques posées sur le champ, c'est-à-dire sur le côté. Les maisons y sont basses et de bois, au moins celles des naturels du pays qui par ces raisons sont exposés à toutes les incommodités du grand chaud. La plupart des rues sont arrosées de canaux étroits qui ont fait comparer Siam à Venise et sur lesquels sont beaucoup de petits ponts de claies très mauvais et quelques-uns de briques fort élevés et fort rudes (4).

IV. Ses noms.

Le nom de Siam est inconnu aux Siamois. C'est un de ces mots dont les Portugais des Indes se servent et dont on a de la peine à découvrir l'origine. Ils l'emploient comme le nom de la nation et non comme le nom du royaume, et les noms de Pégou, de Láo, de Mogol et la plupart des noms que nous donnons aux royaumes indiens sont aussi des noms nationaux, de sorte que pour bien parler, il faudrait dire : les rois de Pégou, des Láos, des Mogols, des Siams, comme nos ancêtres disaient le roi des Français (5). Au reste, ceux qui entendent le portugais savent bien que selon leur orthographe, Siam et Siaõ sont la même chose, et que par le rapport de notre langue à la leur, nous devrions dire les Sions et non les Siams ; aussi quand ils écrivent en latin, les appellent-ils Siones.

V. Le vrai nom des Siamois veut dire Francs.

Les Siamois se sont donné le nom de TáïAnciennement ไท, aujourd'hui ไทย, c'est-à-dire libres, selon ce que ce mot signifie aujourd'hui en leur langue (6), et ainsi ils se flattent de porter le nom de Francs que prirent nos ancêtres quand ils voulurent délivrer les Gaules de la domination romaine. Et ceux qui savent la langue du Pégou assurent que Siam en cette langue veut dire libre. C'est donc peut-être de là que les Portugais ont tiré ce mot, ayant probablement connu les Siamois par les Péguans (7). Néanmoins, Navarrete (8) dans ses Traités historiques du royaume de la Chine, chapitre 1, article 5, dit que le nom de Siam, qu'il écrit Sian, vient de ces deux mots Sien lò, sans ajouter ce que ces deux mots signifient, ni de quelle langue ils sont, quoiqu'on puisse présumer qu'il les donne pour chinois (9). Meüang Táï est donc le nom siamois du royaume de Siam (car Meüang veut dire royaume (10)), et ce mot orthographié simplement Muantay se trouve dans Vincent Leblanc (11) et dans plusieurs cartes géographiques, comme le nom d'un royaume voisin de celui de Pégou ; mais Vincent Leblanc n'a pas compris que ce fût le royaume de Siam, ne s'étant peut-être pas défié que Siam et Táï fussent deux noms différents d'un même peuple.

Quant à la ville de Siam, les Siamois l'appellent si-yô-Thi-yàSi Ayutthaya (ศรีอยุธยา), l'o de la syllabe étant encore plus fermé que notre diphtongue au. Quelquefois aussi ils l'appellent Crung-thé-pa-pra-mahà-nacôn (12), mais la plupart de ces mots sont difficiles à entendre parce qu'ils sont pris de cette langue palie que j'ai déjà dit être la langue savante des Siamois, et qu'ils n'entendent pas toujours bien eux-mêmes. J'ai marqué ci-dessus ce que je sais du mot Phra, celui de Mahàมหา veut dire Grand ; ainsi, en parlant de leur roi, ils le nomment Pra mahà Crassàt, et le mot CrassàtKasat (กษัตริย์) signifie, à ce qu'ils disent, Vivant (13), et parce que les Portugais ont cru que Phra voulait dire Dieu, ils ont cru que les Siamois appelaient leur roi le Grand dieu vivant. De Si-yô-Thi-yà, nom siamois de la ville de Siam, les étrangers ont fait Judia et Odiáa, par où il paraît que Vincent Leblanc et quelques autres auteurs distinguent mal à propos Odiáa de Siam.

VI. Deux différents peuples appelés Siamois.

Au reste, les Siamois dont je parle s'appellent Táï nóë, Siams-petits. Il y en a, m'a-t-on dit, d'autres tout à fait sauvages qu'on appelle Táï-yáï, Siams-grands, et qui vivent dans les montagnes du nord (14). Je trouve en plusieurs relations de ces contrées un royaume de Siammon, ou de Siami, mais toutes ne conviennent pas que les peuples en soient sauvages.

VII. Autres montagnes, et autres frontières.

Enfin, les montagnes qui sont les frontières communes d'Ava, du Pégou et de Siam, s'abaissant peu à peu à mesure qu'elles s'étendent vers le sud, forment la presqu'île de l'Inde au-delà du Gange (15), qui se terminant à la ville de Sincapura [Singapour] sépare les golfes de Siam et de Bengale, et qui avec l'île de Sumatra forme le célèbre détroit de Malacca, ou de Sincapura. Plusieurs rivières tombent de part et d'autre de ces montagnes dans les golfes de Siam et de Bengale et rendent ces côtes habitables. Les autres montagnes qui s'élèvent entre le royaume de Siam et celui de Láos et s'étendent aussi vers le sud, vont en s'abaissant peu à peu se terminer au cap de Cambodge, le plus oriental de tous ceux du continent d'Asie qui regardent le midi. C'est à la hauteur de ce cap que commence le golfe de Siam, et le royaume de ce nom s'étend assez avant vers le midi en forme de fer à cheval de l'un et de l'autre côté du golfe, savoir le long de la côte du levant jusque après la rivière de ChantebonChanthaburi (จันทบุรี), où commence le royaume de Cambodge ; et vis-à-vis, savoir dans la presqu'île au-delà du Gange qui est au couchant du golfe de Siam, il s'étend jusqu'à Kedah et jusqu'à Patane [Pattani], terres des peuples malais dont Malacca était autrefois la capitale.

VIII. Côtes de Siam.

De cette manière, il a environ 200 lieues de côtes sur le golfe de Siam, et 180 ou à peu près sur le golfe de Bengale, situation avantageuse qui ouvre aux naturels du pays la navigation sur toutes ces mers si vastes de l'Orient. Ajoutez que comme la nature a refusé toutes sortes de ports et de rades à la côte de Coromandel, qui forme le golfe de Bengale du coté du couchant, elle en a enrichi celle de Siam qui lui est opposée et qui est au levant du même golfe.

IX. Îles de Siam dans le golfe du Bengale.

Un grand nombre d'îles la couvrent et la rendent presque partout un asile sûr pour les vaisseaux, outre que la plupart de ces îles ont des ports fort bons et abondance d'eau douce et de bois, attrait pour de nouvelles colonies. Le roi de Siam affecte de s'en dire le maître, quoique ses peuples assez rares dans la terre ferme ne les aient jamais habitées et qu'il n'ait pas assez de forces de mer pour en défendre l'entrée aux étrangers.

X. Ville de Mergui.

La ville de Mergui est à la pointe nord-ouest d'une île grande et peuplée que forme à l'extrémité de son cours une fort belle rivière que les Européens ont appelée Ténassérim, du nom d'une ville située sur ses bords à quinze lieues de la mer. Cette rivière vient du nord, et après avoir traversé les royaumes d'Ava et de Pégou et être entrée dans les terres de la domination du roi de Siam, elle se décharge dans le golfe de Bengale par trois embouchures et forme l'île que je viens de dire. Le port de Mergui qui est, dit-on, le plus beau de toutes les Indes, est l'entre-deux de cette île et d'une autre qui est inhabitée et qui est vis-à-vis et au couchant de celle-ci, dans laquelle Mergui est situé.

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III. De l'histoire et de l'origine
des Siamois.

NOTES

1 - Fernão Mendes Pinto (1509-1583), aventurier, explorateur, soldat et diplomate portugais, auteur de Peregrinação, ouvrage écrit entre 1569 et 1578 dans lequel il relate ses innombrables voyages. Le livre, qui connut un immense succès, fut publié en France en 1645 sous le titre : Les voyages aventureux de Fernand Mendez Pinto fidèlement traduits de portugais en français par le sieur Bernard Figuier, gentilhomme portugais. On pourra lire sur ce site les chapitres de la relation de Pinto relatifs au royaume de Siam. 

2 - La Loubère fait référence aux Voyages adventureux de Fernand Mendez Pinto, fidèlement traduits par Bernard Figuier, gentilhomme portugais, publié à Paris en 1645, qui évoquait le siège d'Ayutthaya par le roi birman Tabinshwehti en 1549 (p. 833) : Avec cela les éléphants, mettant leurs trompes sur les pavois qui servaient comme de créneaux dont ceux de dedans se défendaient, les défirent tous de telle sorte que pas un d'eux ne resta en son entier, si bien que par ce moyen la muraille fut abandonnée de défense sans qu'il y eût plus personne qui osât paraître en haut. 

3 - Mathématicien et astronome, le jésuite flamand Antoine Thomas (1644-1709) arriva à Ayutthaya le 30 août 1681 et obtint en mai 1682 la conversion de Phaulkon au christianisme. Il quitta le Siam en juillet de la même année pour se rendre en Chine, où il devint supérieur des jésuites et appela vainement à la tolérance et à la modération dans la querelle des rites chinois qui agitait alors l'Église. Il mourut à Pékin le 28 juillet 1709. 

4 - L'ouvrage de La Loubère est illustré par un Plan de la ville de Siam que nous reproduisons ci-dessous.

ImagePlan de la ville de Siam. 

5 - L'origine du nom Siam reste effectivement assez obscure. Parmi les hypothèses les plus couramment évoquées, le malais Siyăm (Hobson Jobson, 1903, p. 833) ou le sanscrit Śyāma, qui signifie brun ou sombre (Wikipédia). Le Siam pourrait alors être traduit comme le Pays des hommes bruns. On notera également l'hypothèse de Michel Ferlus (Sur l'origine de la dénomination "Siam", Aséanie, 2006, 18, pp. 107-117) qui suggère que le nom pourrait être une simplification syllabique par troncation de Kośāmbī, nom de prestige des anciens États chan. Quoi qu'il en soit, Yule et Burnall (Hobson Jobson, 1903, p. 833) tempèrent les propos de La Loubère : Aussi précis que soit d'ordinaire cet écrivain, l'affirmation de La Loubère selon laquelle les Portugais utilisaient le mot Siam comme nom national plutôt que géographique ne peut pas être généralisée. Il est vrai que Barros et François Mendez Pinto utilisaient os Siames pour désigner la nation, et ce dernier utilise également la forme adjective o reyno Siame, mais il dit aussi constamment Rey de Sião. 

6 - David K. Wyatt et d'autres historiens modernes font une distinction entre Taï, terme qui désigne l'ethnie en général, l'ensemble des individus disséminés en Asie porteurs d'un même langage et d'une même identité culturelle, et Thaï, pour nommer dans un sens plus politique et plus actuel, les habitants de la Thaïlande, sujets d'un même roi (voir Wyatt Thailand, a short History, 2nd Edition, Silkworm Books, 2003, p. 1). 

7 - Ces affirmations sont très fantaisistes. Les Portugais sont arrivés au Siam par la péninsule malaise, après la prise de Malacca par Albuquerque en 1511, et Siam ne signifie nullement libre en birman. 

8 - Domingo Fernández Navarrete (1618-1686), missionnaire dominicain espagnol, auteur notamment de Tratados historicos, politicos, ethicos, y religiosos de la monarchia de China publié en 1676. 

9 - La dénomination Sien-lo est effectivement chinoise et désignerait l'union du royaume de Sien (Sukhothaï) et de celui de Lo-hou (le Louvo des Occidentaux, l'ancien nom de Lopburi). 

10 - Dans un sens très large, le mot Mueang (เมือง) que La Loubère orthographie Meüang, peut effectivement désigner un pays, une nation, mais comme le note David K. Wyatt (op. cit. p. 6) il est quasi impossible d'en donner une définition précise. Dans son sens premier, le mueang est l'unité territoriale immédiatement au-dessus du simple village, toutefois le mot a une connotation tout autant sociale que géographique. Dans le système féodal, le mueang désignait souvent une « ville-État », pouvant englober un réseau de villages liés entre eux, ou encore un ensemble de villes et de villages gouvernés par un même seigneur (chao : เจ้า). 

11 - En 1648 parut le livre Les voyages fameux du sieur Vincent Leblanc, Marseillais, qu'il a fait depuis l'âge de douze ans jusqu'à soixante aux quatre parties du monde (…) rédigés fidèlement sur ses mémoires par Pierre Bergeron, Parisien, et nouvellement revu, corrigé et augmenté par le sieur Coulon. On pourra lire sur ce site le chapitre de cette relation consacré au Siam : Les voyages de Vincent Leblanc.

12 - Krung Thep Phra Maha Nakhon (กรุงเทพพระมหานคร), formule grandiloquente signifiant à peu près : Éminente cité des créatures célestes. 

13 - Phra maha kasat (พระมหากษัตริย์) signifie simplement Grand roi

14 - Si l'expression Taï yaï (ไทใหญ่) désigne sans conteste la majeure partie du peuple shan, appartenant à l'ethnie taï et vivant pour la plupart dans l'actuelle Birmanie, la définition de Taï noï (ไทน้อย) est plus délicate. Selon W.A.R. Wood, les Taï Yaï étaient les Thaï occidentaux, par opposition aux Thaïs orientaux, qualifiés de Taï noï : … de nombreux Thaïs de Nanchao avaient émigré dès le premier siècle de l'ère chrétienne dans la région aujourd'hui connue sous le nom d'États shans du Nord, et nous pouvons supposer qu'au cours des siècles suivants, un flux constant de colons thaïs s'est répandu vers l'ouest et le sud-ouest. Ils étaient les ancêtres des tribus aujourd'hui connues sous le nom de Shans ou Thaïs Yaï (Grands Thaïs). Ils formèrent un royaume, ou une confédération de royaumes, désignée dans les anciennes chroniques sous le nom de Royaume de Pong, qui reste l'un des mystères de l'histoire. (…) Il est certain cependant que vers le VIe siècle, un puissant royaume shan, ou thaï occidental a existé, avec une capitale située probablement à Müang Mao, sur le fleuve Shweli. (…) Les habitants du Siam ne sont pas des descendants de ces Thaïs occidentaux, mais des Thaïs orientaux, parfois appelés Thaïs Noï, dont l'histoire primitive est assez bien connue par les sources chinoises, comme on l'a vu plus haut. Les Chinois ont qualifié les Thaïs de Nanchao de barbares, mais il est inutile de donner trop de sens à cette expression. Jusqu'à une date très récente, ils ont appelé ainsi tous les étrangers, et le terme n'est sans doute pas encore tombé en désuétude. (A History of Siam, 1926, p. 36). Il est vraisemblable que les Shans se sont proclamés Thaïs Yaï, davantage dans le sens de Vrais Thaïs que de Grands Thaïs, et on qualifié toutes les autres composantes de l'ethnie de Thaï Noï, (Petits Thaïs, avec une connotation peut-être un peu péjorative. 

15 - Dans la page consacrée aux additions et corrections de l'ouvrage, La Loubère note : La première fois que j'ai parlé de la presqu'île où est Malacca, je l'ai appelée la presqu'île de l'Inde au-delà du Gange : dans la suite, pour être plus court, j'ai dit : la presqu'île delà le Gange. Si quelqu'un trouve que c'est une faute, je le prie de la corriger. 

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18 mai 2020