Chapitre XXIV
Des contes fabuleux que les talapoins et leurs pareils
ont entés sur leur doctrine

Page de la Relation de La Loubère
I. Fables communes à tous les Indiens.

Les talapoins sont donc obligés de suppléer la musique ancienne et d'expliquer au peuple de vive voix leurs livres pali. Ces livres sont remplis de contes extravagants entés sur la doctrine que j'ai expliquée, et ces fables sont à peu près les mêmes par toute l'Inde, comme le fond de la doctrine est partout le même ou à peu près. Ils croient partout la métempsycose, et qu'elle n'est qu'un moyen de punir les âmes de leurs fautes et de les porter peu à peu à la perfection. Ils croient des esprits répandus partout, bons et mauvais, capables d'aider et de nuire, mais qui ne sont autres que les âmes des morts, et ils admettent le culte de ces esprits, quoiqu'ils ne leur élèvent point d'autels, mais seulement aux mânes des hommes qu'ils croient être parvenus au comble de la vertu, autant qu'ils croient la vertu possible. Ils ont tous quelque bête à quatre pieds qu'ils préfèrent à toutes les autres, quelque oiseau favori et quelque arbre qu'ils révèrent principalement. Ils croient tous la même chose du prétendu dragon qui cause les éclipses et de la prétendue montagne autour de laquelle tout le ciel tourne pour faire les jours et les nuits. Ils ont à peu près les mêmes cinq préceptes de morale, il comptent à peu près le même nombre d'Enfers et de Paradis. Ils attendent tous d'autres hommes qui doivent mériter des autels, comme ceux à qui ils en ont déjà consacrés, afin que chacun ait le champ libre de prétendre à la suprême vertu. Ils supposent tous que les astres, les montagnes, les rivières, et en particulier le Gange, peuvent penser, parler, se marier et avoir des enfants. Ils content tous des métempsycoses ridicules des hommes qu'ils adorent en cochons, en singes et en d'autres bêtes. Abraham Roger dans son livre de la religion des Bramines (1) raconte que les païens de Paliacate sur la côte de Coromandel croient que leur Brama qu'ils adorent naquit à peu près comme quelques livres pali content que Sommona-Codom est né, savoir d'une fleur qui était née du nombril d'un enfant, lequel, disent-ils, était une feuille d'arbre en forme d'enfant se mordant l'orteil et nageant sur l'eau qui seule subsistait avec Dieu. Ils ne prennent pas garde que la feuille-enfant subsistait aussi, et selon Abraham Roger, on croit en Dieu en ce pays-là, mais en un dieu qu'on n'adore point, et sans doute qu'il l'a avancé avec aussi peu de fondement que d'autres ont écrit que les Siamois croient un dieu.

II. Les fables que les Siamois content de leur Sommona-Codom.

Il n'a pas tenu à moi qu'on ne m'ait donné la vie de Sommona-Codom traduite de leurs livres, mais ne l'ayant pu avoir, j'en rapporterai ce qu'on m'en a dit. Quelque merveilleuse qu'ils prétendent qu'ait été sa naissance, ils ne laissent pas de lui donner un père et une mère. Sa mère dont on trouve le nom dans quelqu'un de leurs livres pali, s'appelait, disent-ils, Mahà Maria, ce qui semble vouloir dire la grande Marie, car MahàMaha : มหา veut dire grand. Mais on trouve Mania aussi souvent que Maria (2), ce qui prouve presque que ce sont deux mots man ya, parce que les Siamois ne confondent l'n avec l'r qu'à la fin des mots ou à la fin des syllabes qui sont suivies d'une consonne (3). Quoi qu'il en soit, cela n'a pas laissé de donner de l'attention aux missionnaires, et a peut-être donné lieu aux Siamois de croire que Jésus étant fils de Marie était frère de Sommona-Codom, et qu'ayant été crucifié, il était ce frère scélérat qu'ils donnent à Sommona-Codom sous le nom de ThevatatThewathat : เทวทัต (4), et qu'ils disent être puni en enfer d'un supplice qui tient quelque chose de celui de la croix. Le père de Sommona-Codom était selon ce même livre pali un roi de Teve Lançà, c'est-à-dire un roi de la célèbre Ceylan, mais les livres pali sans date et sans nom d'auteur n'ont pas plus d'autorité que toutes les traditions dont on ignore l'origine. Voici maintenant ce que l'on raconte de Sommona-Codom.

On dit qu'il fit une aumône de tous ses biens, et que sa charité n'étant pas encore satisfaite, il s'arracha les yeux et tua sa femme et ses enfants pour les donner à manger aux talapoins (5). Merveilleuse contrariété d'idées en ce peuple, qui ne défend rien tant que de tuer et qui rapporte les plus exécrables parricides, comme les œuvres les plus méritoires de Sommona-Codom. Peut-être pensent-ils qu'à titre de propriété, un homme a autant de droit sur la vie de sa femme et sur celle de ses enfants qu'il leur semble qu'il en a sur la sienne propre ; car n'importe si d'ailleurs l'autorité royale défend aux Siamois particuliers d'user de ce droit prétendu de vie et de mort sur leurs femmes, sur leurs enfants et sur leurs esclaves, au lieu qu'elle seule en use également sur tous ses sujet, peut-être par cette maxime du gouvernement despotique que la vie des sujets appartient au roi en propriété.

Les Siamois attendent un autre Sommona-Codom, je veux dire un autre homme miraculeux comme lui, qu'ils nomment déjà Prá NarottePhra Narot : พระนารอด (6) et qu'ils supposent avoir été prédit par Sommona-Codom même. Et ils disent de lui, par avance, qu'il tuera deux enfants qu'il aura, qu'il les donnera à manger aux talapoins, et que ce sera par cette pieuse aumône qu'il consommera sa vertu. Cette attente d'un nouveau dieu, pour me servir de ce terme, les rend attentifs et crédules toutes les fois qu'on leur propose quelqu'un comme un personnage extraordinaire, surtout si celui qu'on leur propose est entièrement stupide, parce que l'entière stupidité ressemble à ce qu'ils se figurent de l'inaction et de l'impassibilité du NireupanNipphan : นิพพาน (Nirvana). Par exemple, il parut il y a quelques années à Siam un jeune garçon né muet et si hébété qu'il ne semblait avoir d'humain que la figure ; néanmoins le bruit se répandit par tout le royaume qu'il était de la race des premiers hommes qui ont habité ce pays-là et qu'il devait quelque jour devenir Dieu, c'est-à-dire parvenir au Nireupan. Le peuple accourut à lui de toutes parts pour l'adorer et lui faire des présents, jusqu'à ce que le roi, craignant les suites de cette folie, la fît cesser par le châtiment de quelques-uns de ceux qui s'y étaient laissé aller. J'ai lu quelque chose de pareil dans l'India Orientale de Tosi, tome I, page 203 (7). Il rapporte que les bonzes de la Cochinchine ayant élevé parmi eux un enfant stupide, le montrèrent au peuple comme un dieu, et qu'après s'être enrichis des présents que le peuple lui fit, ils publièrent que ce dieu prétendu voulait se brûler, et il ajoute qu'ils le brûlèrent en effet publiquement, après lui avoir ravi les sens par quelque breuvage, nommant extase l'état insensible où ils l'avaient mis. Cette dernière histoire est donnée comme une friponnerie des bonzes, mais elle fait voir, aussi bien que la première, la créance qu'ont ces peuples qu'il peut tous les jours naître quelque nouveau dieu, et l'inclination qu'ils ont à prendre l'extrême stupidité pour un commencement du Nireupan.

Sommona-Codom s'étant dégagé par les aumônes que j'ai dites, de tous les attachements de la vie, s'adonna au jeûne, à l'oraison et aux autres pratiques de la vie parfaite ; mais comme ces pratiques ne sont possibles qu'aux talapoins, il embrassa la profession de talapoin, et quand il eut mis le comble à ses bonnes œuvres, aussitôt il en acquit tous les privilèges.

Il se trouva doué d'une si grande force qu'il vainquit en combat singulier un autre homme d'une vertu déjà consommée, qu'ils appellent Prá SoüanePhra Suwan : พระสุวรรณ, et qui doutant de la perfection à laquelle Sommona-Codom était parvenu, le défia pour éprouver ses forces et fut vaincu. Ce Prá Soüane n'est pas le seul dieu, ou plutôt le seul homme parfait qu'ils prétendent avoir été contemporain de Sommona-Codom. Ils en nomment plusieurs autres, comme Prá AriaseriaPhra Aryia Seryia ? พระอริยเสริย ?, de qui ils disent qu'il avait quarante brasses de haut, que ses yeux en avaient trois et demie de large, et deux et demie de tour, c'est-à-dire moins de circonférence que de diamètre, s'il n'y a faute dans l'écrit d'où j'ai tiré cette remarque. Les Siamois ont un Temps des Merveilles, comme en avaient les Égyptiens et les Grecs, et comme les Chinois en ont. Par exemple, leur principal livre qu'ils croient être l'ouvrage de Sommona-Codom même conte qu'un certain éléphant avait trente-trois têtes, que chacune de ses têtes avait sept dents, chaque dent sept étangs, chaque étang sept fleurs, chaque fleur sept feuilles, chaque feuille sept tours, et chaque tour sept autres choses, qui en avaient chacune sept autres, et celles-ci encore d'autres et toujours par sept, car les nombres ont toujours été un grand sujet de superstition. Ainsi il y a dans l'Alcoran, si ma mémoire ne me trompe, un ange à un fort grand nombre de têtes, dont chacune a autant de bouches et chaque bouche autant de langues qui louent Dieu autant de fois chaque jour (8).

Outre la force corporelle, Sommona-Codom eut la puissance de faire toutes sortes de miracles. Par exemple, il pouvait se rendre aussi gros et aussi grand qu'il voulait, et au contraire il se rendait si petit quand il voulait qu'il se dérobait à la vue, et se tenait sur la tête d'un autre homme sans être ni senti par son poids, ni aperçu des yeux d'autrui. Dès lors, il eût pu s'anéantir lui-même et mettre quelque autre homme à sa place, c'est-à-dire que dès lors il eût pu jouir du repos du Nireupan. Il connut tout d'un coup et parfaitement tous les choses du monde ; il pénétra également le passé et l'avenir, et ayant donné à son corps une agilité entière, il se transporta sans peine d'un lieu à un autre pour prêcher la vertu à toutes les nations (9).

Il eut deux principaux disciples, l'un de la main droite et l'autre de la main gauche ; on les met tous deux derrière lui, et côte à côte l'un de l'autre sur les autels, mais leurs statues sont moindres que la sienne. Celui qu'on place à sa droite s'appelle Prá MoglâPhra Mokhla : พระโมคลา, et celui qui est à sa gauche s'appelle Prá SariboutPhra Saribut : พระสาริบุตร. Derrière ces trois statues, et sur le même autel, il y en a toujours quelques autres qui ne représentent que les officiers du dedans du palais de Sommona-Codom. Je ne saurais dire si elles ont des noms. Le long des galeries en forme de cloître qui sont quelquefois autour des temples, sont les statues des autres officiers du dehors du palais de Sommona-Codom. Ils content de Prá Moglâ qu'à la prière des damnés, il renversa la terre et prit dans le creux de sa main tout le feu d'Enfer, mais que voulant l'éteindre, il n'en put venir à bout, parce que ce feu séchait les rivières au lieu de s'y éteindre, et qu'il consumait tout ce sur quoi Prá Moglâ le posait. Prá Moglâ alla donc prier Prá Poutì TcháouPhra Phutthi Chao : พระพุทธิเจ้า, c'est-à-dire Sommona-Codom, d'éteindre le feu d'Enfer ; mais quoi que Prá Poutì Tcháou eût pu le faire, il ne le trouva pas à propos, parce, disait-il, que les hommes deviendraient trop méchants s'ils perdaient la crainte de ce supplice.

Or depuis même que Prá Poutì Tcháou fut parvenu à cette haute vertu, il ne laissa pas de tuer un MarMan : มาร, ou un Man (10) (car ils écrivent Mar et Man, quoiqu'ils prononcent toujours Man), et en punition de cette grande faute, sa vie ne s'étendit que jusqu'à quatre-vingts ans, après quoi il mourut en disparaissant tout d'un coup comme une étincelle qui se perd en l'air.

Les Man étaient un peuple ennemi de Sommona-Codom, dont ils appellent le roi Payà ManPhaya Man : พญามาร, et parce qu'ils supposent que ce peuple était ennemi d'un si saint homme, ils en font un peuple monstrueux, avec un visage fort large, des dents horribles par leur grandeur, et des serpents à la tête au lieu de cheveux.

Un jour que Prá Poutì Tcháou mangea de la chair de cochon, il en eut une colique qui le tua ; fin admirable d'un homme si abstinent ; mais c'est qu'il fallait qu'il mourût par un cochon, parce qu'ils supposent que l'âme du Man qu'il tua n'était pas alors dans le corps d'un Man, mais dans le corps d'un cochon, comme si une âme pouvait être estimée, même selon leur opinion, l'âme d'un Man, quand elle est dans le corps d'un cochon. Mais tous ces forgeurs de contes ne sont pas si attentifs aux principes de leur doctrine.

Sommona-Codom, avant de mourir, ordonna qu'on lui consacrât des statues et des temples, et depuis sa mort il est dans cet état de repos qu'ils expriment par le mot de Nireupan. Ce n'est pas un lieu, mais une manière d'être, car à parler juste, disent-ils, Sommona-Codom n'est nulle part, et il ne jouit d'aucune félicité ; il est sans nul pouvoir et hors d'état de faire ni bien ni mal aux hommes, expressions que les Portugais ont rendues par ce mot d'anéantissement. Néanmoins, d'autres part les Siamois estiment Sommona-Codom heureux, ils lui adressent des prières et lui demandent tout ce dont ils ont besoin, soit que leur doctrine ne convienne pas avec elle-même, soit qu'ils portent leur culte au-delà de leur doctrine : mais en quelque sens qu'ils attribuent du pouvoir à Sommona-Codom, ils conviennent qu'il n'en a que sur les Siamois et qu'il ne se mêle point des autres peuples qui adorent d'autres hommes que lui (11).

III. Qu'il y a de l'apparence que Sommona-Codom n'a jamais été.

Comme donc ils ne disent rien que de fabuleux de leur Sommona-Codom, qu'ils ne le regardent pas même comme l'auteur de leurs lois et de leur doctrine, mais tout au plus comme celui qui les a rétablies parmi les hommes, et qu'enfin ils n'ont nul mémoire raisonnable de lui, on peut douter, ce me semble, qu'il y ait jamais eu un tel homme. Il paraît avoir été inventé à plaisir pour être l'idée d'un homme que la vertu, comme ils la conçoivent, ait rendu heureux dans les temps de leurs fables, c'est-à-dire au-delà de tout ce que leurs histoires ont de certain. Et parce qu'ils ont cru nécessaire de donner en même temps une idée opposée d'un homme que sa méchanceté ait soumis à de grandes peines, ils ont apparemment inventé ce Tévetat qu'ils supposent avoir été frère de Sommona-Codom et son ennemi. Ils les donnent tous deux pour talapoins, et quand il disent que Sommona-Codom a été roi, ils le disent comme ils disent qu'il a été singe et cochon. Ils supposent que dans les diverses transmigrations de son âme, il a été toutes choses, et toujours excellent dans chaque espèce, c'est-à-dire qu'il a été le plus louable de tous les cochons, comme le plus louable de tous les rois. Je ne sais d'où M. Gervaise tient que les Chinois prétendent que Sommona-Codom était de leur pays ; je n'en ai rien vu dans les relations de la Chine, mais seulement ce que j'ai dit de Chekià ou Chakà.

On m'a donné la vie de Tévetat traduite du pali, mais pour ne pas interrompre mon discours, je la mettrai à la fin de cette relation. C'est aussi un tissu de fables et un curieux échantillon de la manière de penser de ces gens-là touchant les vertus et les vices, les peines et les récompenses, la nature et les transmigrations des âmes.

IV. Conjecture sur l'étymologie de Sommona-Codom, et sur quelle langue, peut-être la pali.

Je ne dois pas omettre ce que je tiens de M. Herbelot (12). J'ai cru le devoir consulter sur tout ce que je sais des Siamois, afin qu'il vît ce que les mots que j'en sais peuvent avoir de commun avec l'arabe, le turc et le persan ; et il m'a dit que Suman, qu'il faut prononcer Souman, veut dire Ciel en persan, et que Codum ou Codom veut dire Ancien en la même langue ; si bien que Sommona-Codom semble vouloir dire le Ciel éternel ou incréé, parce qu'en persan et en hébreu, le mot qui veut dire ancien signifie aussi incréé ou éternel. Et touchant la langue pali, il m'a dit que l'ancien persan s'appelle Pahalevì ou Pahalì, et qu'entre Pahalì et Bahalì, les Persans ne mettent point de différence. Ajoutez que le mot Pout qui en persan veut dire idole, ou faux dieu, et qui sans doute voulait dire Mercure quand les Persans étaient idolâtres, signifie Mercure chez les Siamois, comme je l'ai déjà marqué. Mercure, qui était le dieu des sciences, paraît avoir été adoré par toute la terre, parce que sans doute que la science est un des plus essentiels attributs du vrai dieu. Remarques qui pourront à l'avenir exciter la curiosité des gens savants qui seront destinés à voyager en Orient.

V. Elle semble prouver que le culte du Ciel des Chinois est plus ancien à Siam que l'opinion de la métempsycose.

Mais je ne sais si dès à cette heure il n'est pas permis de croire que c'est une preuve de ce que j'ai dit, que les ancêtres des Siamois doivent avoir adoré le ciel, comme les anciens Chinois, et comme peut-être les anciens Perse, et qu'ayant ensuite embrassé la doctrine de la métempsycose et oublié le vrai sens de nom de Sommona-Codom, ils ont fait un homme de l'esprit du ciel et lui ont attribué toutes les fables que j'ai dites. C'est un grand art, pour changer la créance des peuples, de leur laisser leurs anciens mots en les revêtissant d'idées nouvelles. Ainsi, il peut être que les ancêtres des Siamois aient cru que l'esprit du ciel régissait toute la nature, quoique les Siamois d'aujourd'hui ne le croient pas de Sommona-Codom. Ils croient au contraire, comme j'ai dit, qu'un tel soin est opposé à la suprême félicité. Ils croient aussi que Sommona-Codom a péché et qu'il en a été puni, lors même qu'il était déjà digne du Nireupan, parce qu'ils croient l'extrême vertu impossible. Ils croient que le culte de Sommona-Codom n'est que pour eux, et que chez les autres nations il y a d'autres hommes qui se sont rendus dignes des autels et que ces autres nations doivent adorer.

VI. Quel est l'esprit de foi des Indiens, ou la soumission qu'ils ont à leurs traditions.

Tous les Indiens en général sont donc persuadés que de différents peuples doivent avoir de différents cultes, mais en approuvant que les autres peuples aient chacun leur culte, ils ne comprennent pas que l'on veuille leur ôter le leur. Ils ne pensent pas comme nous que la foi soit une vertu : ils croient, parce qu'ils ne savent pas douter, mais ils ne se persuadent pas qu'il y ait une foi et un culte qui doivent être la foi et le culte de toutes les nations. Leurs prêtres ne leur prêchent pas qu'une âme sera punie en l'autre monde pour n'avoir pas cru en celui-ci les traditions de son pays, parce qu'ils ne s'aperçoivent pas qu'aucun d'eux nie les fables de leurs livres. Ils sont prêts à croire tout ce qu'on leur dit d'une religion étrangère, quelque incompréhensible qu'elle soit, mais ils ne peuvent croire que la leur soit fausse, et encore moins pourraient-ils se résoudre à changer leurs lois, leurs mœurs et leur culte. On a beau leur faire voir des contrariétés et des ignorances grossières dans leurs livres, ils en conviennent quelquefois, mais ils ne rejettent pas pour cela leurs livres, comme pour quelque chose de faux, nous ne rejetons pas tout un historien ni tout un livre de physique. Ils ne croient pas que leur doctrine ait été dictée par une vérité éternelle et infaillible dont ils n'ont seulement pas l'idée, ils croient leur doctrine née avec l'homme, et écrite par des hommes qui leur paraissent avoir eu un savoir extraordinaire et avoir mené une vie fort innocente : mais ils ne croient pas que ces hommes n'aient jamais péché ni qu'ils ne se soient jamais trompés. Comme ils ne reconnaissent nul auteur de l'univers, il ne reconnaissent nul premier législateur. Ils bâtissent des temples à la mémoire de certains hommes de qui ils croient mille fables que la superstition de leurs ancêtres a inventées dans le cours de plusieurs siècles, et c'est ce que les Portugais ont appelé les Dieux des Indes. Les Portugais ont cru que ce qui était honoré d'un culte public ne pouvait être qu'un dieu, et quand les Indiens ont accepté ce mot de Dieu pour ces hommes à la mémoire desquels ils consacrent leurs temples, c'est qu'ils n'en ont pas compris la force.

VII. Que le culte des Siamois ne prouve pas qu'ils croient une divinité.

Il n'y a rien qui se prennent en plus de sens divers ni qui reçoive plus de différentes interprétations que le culte extérieur. Les statues n'ont pas toujours été les marques d'un honneur divin. Les Grecs et les Romains en ont élevé, comme nous faisons, à des hommes encore vivants, sans aucun dessein d'en faire des dieux. Les Chinois passent plus avant, et non seulement ils consacrent des statues à des magistrats encore vivants, mais ils leur élèvent des espèces de temples et d'édifices sacrés ; ils leur établissent un culte accompagné de prosternations, de parfums et de lumières, et ils conservent de certaines choses de leur habillement comme des reliques, quoiqu'on ne puisse croire qu'ils regardent ces magistrats encore vivants comme des dieux, mais comme des hommes fort inférieurs au roi de la Chine leur maître, dont ils ne font pas une divinité. Il y a plusieurs princes chrétiens qui sont servis à genoux, et les députés du Tiers-État ne parlent au roi qu'en cette posture. Nous donnons de l'encens aux particuliers dans nos églises, et les chrétiens honorent leurs princes de beaucoup et de grandes marques du culte extérieur. Ainsi le culte extérieur des Indiens n'est pas une preuve qu'ils reconnaissent, du moins à présent, aucune divinité, et jusque-là on doit les appeler athées plutôt qu'idolâtres. Mais quand ils offrent des sacrifices à d'autres qu'à Dieu, et qu'ils y joignent des vœux pour se les rendre propices, on ne peut les excuser d'idolâtrie, car pour avoir entièrement oublié la divinité, ils n'en sont que plus idolâtres lorsqu'ils terminent leur culte à ce qui n'est pas Dieu et qu'ils en font le seul objet de leur religion.

◄  Page précédente
3ème partie
XXIII. De l'origine des talapoins
et de leurs opinions.
Page suivante  ►
3ème partie
XXV. Diverses observations à faire en prêchant l'Évangile aux Orientaux.

NOTES

1 - Abraham Rogerius (Abraham Roger, 1609-1649), pasteur protestant, s'embarqua vers 1640 pour les Indes orientales, et resta près de dix ans attaché, comme ministre de l'Évangile, à la factorerie hollandaise de Paliacat, sur la côte de Coromandel. Il profita de son séjour dans cette contrée, alors peu connue, pour s'instruire des usages des Indous, et ayant eu le bonheur de se lier avec quelques bramines, il en obtint des renseignements précieux sur leur croyance et leur culte. En quittant Paliacat, il se rendit à Batavia, d'où il revint en Hollande sur un bâtiment de la Compagnie. (Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne, tome 38, 1824, p. 408).

La légende évoquée par La Loubère se trouve dans Le théâtre de l'idolâtrie ou la porte ouverte pour parvenir à la connaissance du paganisme caché et la vraie représentation de la vie, des mœurs, de la religion et du service divin des bramines qui demeurent sur les côtes de Coromandel et aux pays circonvoisins, publié à Amsterdam en 1670 (p. 141) : Le Vedam témoignerait que Dieu, en un certain temps que ce monde n'était pas, aurait eu dessein et envie d'avoir un monde pour son plaisir et son contentement, et il aurait laissé flotter sur l'eau (car devant que le monde fût créé, disent-il, il n'y avait que Dieu et l'eau) une feuille d'un arbre, en la forme d'un petit enfant qui jouait avec le gros orteil en sa bouche, et qu'il fit sortir de son nombril une certaine fleur qu'ils nomment Tamara et que ce Bramma tirerait son origine de cette fleur. 

2 - Ni Maria, ni Mania, la mère de Bouddha était Maha Māyā, épouse de Shuddhodana, roi de Kapilavastu, au Népal, ce qui rend caduques les spéculations de La Loubère. 

3 - Certaines lettres de l'alphabet thaï changent effectivement de sonorité quand elles sont placées en finale de syllabe. Ainsi, le r (ro ruea : ร) en position finale se prononce n comme par exemple dans nakhon (ville : นคร), qui s'écrit Nakhor

4 - Thevathat (Devadatta) était un cousin de Bouddha qui devint son ennemi acharné et tenta par trois fois de le tuer. On pourrait le comparer au Judas de la tradition chrétienne. Le second tome de la relation de La Loubère débute par une longue Vie de Tevatat, traduite du pali 

5 - Nous n'avons pu trouver la source de cet épisode dans la profusion des jatakas, légendes et paraboles bouddhiques. Présentée ainsi, il est certain que l'histoire est choquante et en totale contradictions avec les valeurs du bouddhisme. 

6 - Dans la tradition bouddhiste, le bouddha qui succèdera à Gautama sera Maitreya (Phra Si Ariya Maitreya : พระศรีอริยเมตไตรย). 

7 - Clemente Tosi (Clemens Tonsus), moine bénédiction italien du XVIIe siècle dont nous ignorons les dates de naissance et de mort. Il publia Dell'India orientale, descrittione geografica et historica en 1669, ouvrage qui fut réédité en 1676 sous le titre L'India orientale, descrittione geografica et historica […], les deux éditions en deux volumes. 

8 - Il s'agit d'Eravata (Erawan : ช้างเอราวัณ), l'éléphant blanc à trois têtes (parfois davantage) qui portait le dieu Indra dans la mythologie hindouiste, démonstration que le bouddhisme thaïlandais est largement imprégné d'éléments hindouistes.

Le dieu Indra sur l'éléphant Eravata (Erawan). 

9 - La Loubère n'exagère pas. Les textes bouddhiques, et notamment le Tripitaka (Traipidok : ไตรปิฎก) attribuent de nombreux pouvoirs surnaturels à Bouddha, notamment marcher sur les eaux, traverser les murs, se rendre invisible, se dédoubler, se téléporter, etc. 

10 - Man (มาร) est la déclinaison siamoise de Mara, le démon, le tentateur, qui s'efforça d'empêcher Bouddha d'atteindre le nirvana. 

11 - Ici s'intercale une illustration intitulée Statues de Sommona-Codom que nous reproduisons ci-dessous :

Statues de Sommona-Codom. 

12 - Barthélemy d'Herbelot de Molainville (1625-1695), orientaliste français, auteur d'une Bibliothèque orientale, ou Dictionnaire universel contenant généralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de l'Orient […] (1697). 

Banniere bas retour
Page mise à jour le
18 mai 2020