Chapitre XVI
Des étrangers de différentes nations
réfugiés et habitués à Siam

Page de la Relation de La Loubère
I. Police gardée à l'égard des étrangers réfugiés à Siam.

C'était, comme je l'ai dit, la liberté du commerce qui avait autrefois attiré à Siam une grande multitude d'étrangers de différentes nations, lesquels s'y établirent avec la liberté d'y vivre selon leurs mœurs et d'y exercer publiquement leurs divers cultes. Chaque nation occupe un quartier différent. Les Portugais appellent Camp (1), et les Siamois BanBan : บ้าน les quartiers qui sont hors de la ville et qui en composent les faubourgs. De plus, chaque nation élit son chef ou son NáïNai : นาย, comme disent les Siamois, et ce chef traite les affaires de sa nation avec le mandarin que le roi de Siam nomme pour cela et qu'on appelle le mandarin de cette nation. Mais les affaires, pour peu qu'elles soient importantes, ne se terminent pas par ce mandarin ; elles sont portées au barcalon.

II. La fortune des Mores fort diverse à Siam en divers temps.

Parmi ces diverses nations, celle des Mores a été la mieux établie sous ce règne. Il a été un temps que le barcalon était More, vraisemblablement parce que le roi de Siam croyait mieux établir par son moyen son commerce chez les plus puissants des princes ses voisins, qui font tous profession du mahométisme (2). Les principales charges de la Cour et des provinces étaient alors entre les mains des Mores ; le roi de Siam leur fit bâtir plusieurs mosquées à ses dépens, et encore aujourd'hui il fait les frais de leur principale fête qu'ils célèbrent durant plusieurs jours de suite à la mémoire d'Haly ou de celle de ses enfants. Les Siamois qui embrassaient la religion des Mores avaient le privilège d'être exempts du service personnel, mais bientôt le barcalon more éprouva l'inconstance des fortunes de Siam : il tomba en disgrâce, et le crédit de ceux de sa nation alla toujours depuis en décadence. On leur ôta les charges et les emplois considérables, et l'on fit payer en argent comptant aux Siamois qui s'étaient faits mahométans les corvées dont ils avaient été exemptés. Leurs mosquées, néanmoins, leur sont demeurées, ainsi que la protection publique que le roi de Siam donne à leur religion, comme à toutes les religions étrangères. Il y a donc encore trois ou quatre mille Mores à Siam, autant de Portugais nés aux Indes et autant de Chinois, et peut-être autant de Malais, outre ce qu'il y a de quelques autres nations.

III. Le commerce étranger cessé à Siam en a fait sortir les étrangers les plus riches, et surtout les Mores.

Mais les étrangers les plus riches, et surtout les Mores, se sont retirés ailleurs depuis que le roi de Siam s'est réservé à lui seul presque tout le commerce étranger. Le roi son père a fait autrefois la même chose, et peut-être que c'est la politique de Siam de le faire ainsi de temps en temps. D'ailleurs, il est certain qu'ils ont laissé presque toujours le commerce libre et qu'il a souvent fleuri à Siam. Fernand Mendez Pinto dit que de son temps, il y allait tous les ans plus de mille vaisseaux étrangers ; maintenant il n'y va que deux ou trois barques hollandaises.

IV. Par où le commerce étranger a cessé à Siam.

Le commerce veut une certaine liberté. Personne n'a pu se résoudre à aller à Siam pour vendre nécessairement au roi ce qu'on y portait et pour acheter de lui seul ce qu'on en voulait tirer, lors même que cela n'était pas du cru du royaume. Car encore qu'il y eût plusieurs vaisseaux étrangers ensemble à Siam, le commerce n'était pas permis d'un vaisseau à l'autre, ni avec les habitants du pays, naturels ou étrangers, jusqu'à ce que le roi, sous prétexte d'une préférence due à sa dignité royale, eût acheté tout ce qu'il y avait de meilleur dans les vaisseaux et au marché qu'il voulait, pour le revendre ensuite comme il lui plaisait, parce que quand la saison du départ des vaisseaux pressait, les marchands aimaient encore mieux vendre à grosse perte et acheter une nouvelle charge chèrement, que d'attendre à Siam une nouvelle saison de partir sans espérance de faire un meilleur négoce.

V. Les Siamois naturels ne peuvent fournir au commerce étranger.

Au reste, ce ne sont ni les richesses naturelles, ni les manufactures du royaume de Siam, que l'on serait tenté d'y aller chercher. Les Siamois naturels, ruinés comme ils sont par des impôts et par des corvées, ne sauraient faire un grand commerce, quand ils en auraient toute la liberté possible. On ne fait le commerce que d'un argent superflu, et à peine l'argent nécessaire à la vie se trouve-t-il dans les lieux où les impôts sont trop grands. Le trop d'argent levé sur le peuple revient lentement au peuple, et surtout aux provinces éloignées, et il n'y revient pas tout, parce qu'il en demeure une grande partie entre les mains de ceux qui servent aux recettes et aux dépenses du prince. Et quant à cette partie qui revient au peuple, elle ne demeure pas en ses mains pour ses usages : elle en sort bientôt pour retourner aux coffres du prince, si bien qu'il faut au moins que tous les petits commerces cessent faute d'argent, ce qui ne peut être que le commerce général d'un État n'en souffre beaucoup. Mais cela est encore plus véritable à Siam où le prince accumule tous les ans ses revenus au lieu de les dépenser. Après avoir ainsi expliqué tout ce qui regarde le roi, les officiers et le peuple de Siam, il me reste à parler de leurs prêtres, c'est-à-dire des talapoins.

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NOTES

1 - Bandel (quartier) est le mot le plus utilisé dans les sources portugaises. (Rita Bernardes de Carvalho, La présence portugaise à Ayutthaya (Siam) aux XVIe et XVIIe siècles, p. 40, note 112). 

2 - Les Persans de Siam avaient aidé le roi Naraï à s'emparer du trône, et ils en furent récompensés par des charges éminentes. La Loubère évoque sans doute Abdu'r Razzaq, l'un des plus influents d'entre eux, chef de la communauté iranienne d'Ayutthaya : Dès que le roi Naraï prit possession de la Couronne, il nomma Abdu'r-Razzaq, dont la famille est de Gilan, au poste de premier ministre. Abdu'r-Razzaq devint le conseiller du roi et fut en grande faveur à la Cour. (Ibn Muhammad Ibrahim, The Ship of Sulaiman, John O'Kane, 2008, p. 97). Abdu'r-Razzaq ne fut pas premier ministre, le titre n'existait sans doute pas en 1656 quand Naraï prit le pouvoir. Bhawan Ruangsilp et Pimmanus Wibulsilp indiquent qu'il fut placé à la tête des Affaires maritimes occidentales, et honoré du titre d'Okya Pichit (ออกญาพิจิตร). (Ayutthaya and the Indian Ocean in the 17th and 18th Centuries: International Trade, Cosmopolitan Politics, and Transnational Networks, Journal of the Siam Society, vol. 105, 2017, p. 104). Mais quelle qu'ait été sa charge, le Persan s'en montra indigne. Cruel, immoral, alcoolique invétéré, il abusa des privilèges de sa fonction pour opprimer les plus faibles. Il portait toujours sur lui une arme à feu, et tuait ceux qui ne le saluaient pas au bon moment. Il tomba en disgrâce en 1663 et fut remplacé par un autre Persan, Aqa Muhammad. La mort en 1679 d'Aqa Muhammad semble avoir réduit le rôle des « Mores » musulmans engagés dans le commerce au Siam, et ouvert la porte à d'autres influences étrangères. (Dirk van der Cruysse, Siam and the West, 2002, p. 87). 

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18 mai 2020