Chapitre III
Des meubles des Siamois

Page de la Relation de La Loubère
I. Leurs gros meubles.

Leur bois de lit est un châssis fort étroit et natté, mais sans dossier ni quenouilles (1). Quelquefois il a six pieds qui ne sont pas joints par des traverses, quelquefois il n'en a point du tout, mais la plupart n'ont point d'autre lit qu'une natte de jonc. Leur table est un bandège ou plateau à bord relevés et sans pied (2). Ils n'ont à table ni nappe, ni serviette, ni cuillère, ni fourchette ni couteau  on leur sert les morceaux tout coupés. Point de sièges, que des nattes de jonc plus ou moins fines ; point de tapis de pied que le prince ne les leur donne, et ceux de drap tout unis y sont fort honorables à cause de la cherté de l'étoffe. Les riches ont des coussins pour s'appuyer, mais ils n'en usent pas pour s'asseoir dessus, non pas le roi même. Ce qui est chez nous d'étoffe ou d'ouvrage de laine ou de soie est chez eux ordinairement de toile de coton ou blanche ou peinte.

II. Leur vaisselle.

Leur vaisselle est ou de porcelaine ou d'argile, avec quelques vases de cuivre. Le bois simple ou verni, le coco et le bambou leur fournissent tout le reste. S'ils ont quelque vase d'or ou d'argent, c'est bien peu, et presque point que par la libéralité du prince, et comme un meuble de leurs charges. Leurs seaux à puiser de l'eau sont de bambou fort proprement entrelacé. On voit le peuple dans les marchés cuire son riz dans un coco, et le riz être achevé de cuire avant que le coco soit achevé de brûler, mais le coco ne sert qu'une fois.

III. Leurs outils.

Au reste, chacun bâtit sa maison, s'il ne la fait bâtir par ses esclaves, et par cette raison la scie et le rabot sont les meubles de tout le monde. Les plus curieux trouveront à la fin de ce volume une liste que deux mandarins me donnèrent des meubles ordinaires dans leurs ménages (3). Ce n'est pas que chaque particulier en ait autant, mais peut-être pas un n'en a davantage. Ils y ajoutèrent les noms de principales parties d'une maison, ceux de leurs habits et de leurs armes. On y pourra voir la manière simple, mais propre, dont il bâtissent et dont ils se meublent, et plusieurs particularités de leurs mœurs que j'y rapporte à l'occasion de certains meubles.

IV. Quelques meubles chez le roi.

Les meubles de leur roi sont les mêmes à peu près, mais plus riches et plus précieux que ceux des particuliers. Les salons que j'ai vus dans les palais de Siam et de Louvò sont tout lambrissés, et les lambris sont vernis de rouge avec quelques filets et quelques feuillages d'or. Les planchers étaient couverts de tapis de pied. Le salon de l'audience à Louvò était déjà tout garni des glaces de miroir que l'escadre du roi avait portées à Siam (4). Le salon du Conseil y était meublé de cette sorte. Dans le fond, il y avait un sofa fait précisément comme un grand bois de lit avec ses quenouilles, un fond, et ses tringues (5), le tout revêtu d'une lame d'or et le fond couvert d'un tapis, mais sans ciel ni rideaux ni aucune sorte de garniture. À l'endroit du chevet étaient en pile les coussins sur lesquels le roi s'appuie, mais il ne s'assied point dessus, comme je l'ai déjà marqué : il n'a sous lui que le tapis. Il y avait aussi dans ce salon, au mur du côté droit par rapport au sofa, un beau miroir que le roi avait envoyé au roi de Siam par M. de Chaumont. Il y avait encore un fauteuil de bois doré, dans lequel ce prince se montra aux envoyés du roi dans une audience sans cérémonie, dont j'ai parlé, et un tiab (6), c'est-à-dire une coupe pour mettre le bétel, haute de deux pieds ou environ et revêtue d'argent fort façonné et doré en quelques endroits.

V. La vaisselle de table que nous avons vue chez le roi.

Dans tous les repas que nous avons faits au palais, nous avons vu une assez grande quantité de vaisselle d'argent, surtout de grands bassins ronds et profonds, et d'un doigt de bord, dans quoi l'on servait de grandes boîtes rondes d'environ un pied et demi de diamètre. Elles étaient couvertes, et avaient une patte proportionnée à leur grosseur, et c'était dans ces boîtes qu'on servait le riz. On nous donna pour le fruit des assiettes d'or qu'on disait avoir été faites exprès pour les repas que le roi de Siam fit donner à M. de Chaumont, et il est vrai que ce prince ne mange point en vaisselle plate. Ils estiment de sa dignité que les mets qu'on lui sert ne soient que dans des vases hauts, et la porcelaine est plus ordinaire à sa table que l'or ni l'argent : usage général de toutes les cours de l'Asie, et même de celle de Constantinople.

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IV. De la table des Siamois.

NOTES

1 - Qenouille signifie aussi les bâtons d'une couche à hauts piliers qui soutiennent le ciel et les rideaux (Furetière, Dictionnaire universel, 1690, n.p.). Le lit à quenouilles est un lit à baldaquin dont les pieds se prolongent en colonnes jusqu'au plafond. (Meubliz.com).

ImageLit à quenouilles. 

2 - Voir sur ce site la page consacrée aux Tables à thé, bandèges et cabarets

3 - Cette liste se trouve dans le deuxième tome de l'édition J.B. Coignard (1691), pp. 63 à 74. 

4 - Un Mémoire général de tout ce que le roi de Siam a ordonné à ses ambassadeurs de lui faire faire ou acheter en France conservé aux Archives nationales (Cl/23, f° 249-259) énumère les commandes que le roi Naraï avait passées auprès de la Compagnie des Indes. On y trouve 532 glaces de toutes dimensions pour le palais d'Ayutthaya, 212 pour le palais de Lopburi, plus 200 autres. Beaucoup furent brisées pendant le voyage, comme le déplorait le père Tachard : On trouva en les déballant à Siam beaucoup de tables de marbre cassées, beaucoup de glaces brisées en morceaux, des pièces d'étoffe et des tapisseries toutes gâtées, en quoi Messieurs de la Compagnie perdirent près de quarante mille livres. (Second voyage du père Tachard […], 1689, p. 10. 

5 - Sans doute tringle : Verge de fer qui sert à suspendre des rideaux de lit, de fenêtres. (Furetière). 

6 - La Loubère reviendra sur ces boîtes honorifiques dans le second tome de sa relation, et distinguera le krob (ครอบ) et le tiab (เตียบ) : Le krob est une boîte d'or ou d'argent pour l'arec et le bétel. Le roi les donne, mais ce n'est qu'à certains officiers considérables. Elles sont grosses et couvertes, et fort légères ; ils les ont devant eux chez le roi et dans toutes les cérémonies. Le tiab est une autre boîte pour le même usage, mais sans couvercle, et qui demeure au logis. C'est comme un grand gobelet, quelquefois de bois vernis, et plus la tige en est haute, plus il est honorable. Pour l'usage ordinaire, ils portent sur eux une bourse où ils mettent leur arec et leur bétel, leur petite tasse de chaux rouge et leur petit couteau. Les Portugais appellent une bourse bosseta, et ils ont donné ce nom au krob dont je viens de parler, et après eux nous les avons appelés bossettes. (Du royaume de Siam, 1691, II, pp. 70-71).

Selon le dictionnaire du Royal Institute, le tiab est un récipient à base dodécagonale qui possède un couvercle pointu, ce qui contredit La Loubère. Il s'agit en fait d'un talum (ตะลุ่ม), coupe de cérémonie montée sur un piédestal à douze faces muni d'un couvercle. Quant au krop, le Royal Institute le définit également comme un récipient en métal en forme de citrouille (fak thong : ฟักทอง) muni d'un couvercle et destiné à contenir de l'eau bénite.

ImageTiab.
ImageTalum.

Le krop de La Loubère pourrait être l'objet - effectivement en forme de citrouille posé devant les mandarins représentés dans une estampe conservée à la Bibliothèque Nationale sous le titre Usages du royaume de Siam en 1688 et ainsi légendée : Le roi de Siam sur son éléphant sortant de son palais et les mandarins de chaque côté prosternés ayant des boîtes d'or ou d'argent selon leurs dignités d'oyas ou d'opras.

ImageKrops. 
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Page mise à jour le
18 mai 2020