Chapitre XIX
De la doctrine des talapoins

Page de la Relation de La Loubère
I. Divers genres de talapoins dans les Indes.

Toutes les Indes sont pleines de talapoins, quoiqu'ils n'aient pas partout ce même nom et qu'ils ne vivent pas partout d'une même sorte. Quelques-uns se marient, et d'autres gardent le célibat ; quelques-uns mangent de la viande, pourvu qu'on la leur donne tuée, d'autres n'en mangent jamais ; quelques-uns tuent des animaux, d'autres n'en tuent point du tout, et d'autres n'en tuent que rarement et pour quelque sacrifice. Leur doctrine ne paraît pas non plus exactement la même partout, quoique le fond en soit toujours l'opinion de la métempsycose, et leur culte aussi est divers, quoiqu'il se rapporte toujours aux morts.

II. Comment ils croient toute la nature animée, et quelle idée ils ont de l'animation.

Il semble qu'ils croient toute la nature animée, non seulement les hommes, les bêtes et les plantes, mais le ciel, les astres, la terre et les autres éléments, les fleuves, les montagnes, les villes, les maisons même. Et d'ailleurs, comme toutes les âmes leur paraissent de même nature et indifférentes à entrer dans tous les corps, de quelque espèce qu'ils soient, il semble qu'ils n'aient pas de l'animation l'idée que nous en avons. Ils croient que l'âme est dans le corps, et qu'elle régit le corps, mais il ne paraît pas qu'ils croient comme nous que l'âme soit unie physiquement au corps pour faire un tout avec lui. Bien loin de penser que le penchant naturel des âmes soit d'être dans les corps, ils croient que c'est un soin pénible pour elles et une occasion de souffrir et d'expier leurs péchés par leurs souffrances, parce qu'en effet il n'y a pas de genre de vie qui n'ait ses peines. La suprême félicité de l'âme est, à leur avis, de n'être plus obligée à animer aucun corps, mais de demeurer éternellement dans le repos, et le véritable enfer de l'âme est au contraire, selon eux, la nécessité perpétuelle d'animer des corps et de passer de l'un dans l'autre par de continuelles transmigrations. On dit que parmi les talapoins, il y en a qui assurent hardiment qu'ils se souviennent de leurs transmigrations passées, et ces témoignages suffisent sans doute pour confirmer le peuple dans l'opinion de la métempsycose. Les Européens ont quelquefois traduit par le mot de Génie tutélaire les âmes que les Indiens donnent à des corps que nous estimons inanimés, mais ces génies ne sont certainement dans l'opinion des Indiens que de véritables âmes, qu'ils supposent animer également tous les corps où elles sont présentes, mais d'une manière qui ne répond pas à l'union physique de nos écoles.

III. Ce qu'ils pensent de l'éternité du monde.

La figure du monde est éternelle selon leur doctrine, mais le monde que nous voyons ne l'est pas, car tout ce que nous y voyons vit dans leur opinion et doit mourir, et il renaîtra en même temps d'autres êtres de même espèce, un autre ciel, une autre terre, d'autres astres, et c'est le fondement de ce qu'ils disent qu'on a vu la nature périr et renaître plusieurs fois.

IV. De la nature de l'âme selon eux.

Nulle opinion n'a été si généralement reçue parmi les hommes que celle de l'immortalité de l'âme, mais que l'âme soit immatérielle, c'est une vérité dont la connaissance ne s'est pas tant étendue. Aussi est-ce une difficulté très grande de donner à un Siamois l'idée d'un pur esprit, et c'est le témoignage qu'en rendent les missionnaires qui ont été le plus longtemps parmi eux. Tous les païens de l'Orient croient, à la vérité, qu'il reste quelque chose de l'homme après sa mort qui subsiste séparément et indépendamment de son corps, mais ils donnent étendue et figure à ce qui en reste et ils lui attribuent, en un mot, tous les mêmes membres et toutes les mêmes substances solides et liquides dont nos corps sont composés. Ils supposent seulement que les âmes sont d'une matière assez subtile pour se dérober à l'attouchement et à la vue, quoiqu'ils croient d'ailleurs que si on en blessait quelqu'une, le sang qui coulerait de sa blessure pourrait paraître. Tels étaient les Mânes et les Ombres des Grecs et des Romains, et c'est à cette figure des âmes pareilles à celle des corps que Virgile suppose qu'Énée reconnut Palinure, Didon et Anchise dans les Enfers (1).

V. Absurdité de leur opinion.

Or ce qu'il y a de tout à fait impertinent dans cette opinion, c'est que les Orientaux ne sauraient dire pourquoi ils donnent la figure humaine plutôt que toute autre aux âmes qu'ils supposent pouvoir animer toutes sortes de corps autres que le corps humain. Lorsque le Tartare qui règne aujourd'hui à la Chine (2) voulut forcer les Chinois à se raser les cheveux à la tartare, plusieurs d'entre eux aimèrent mieux souffrir la mort que d'aller, disaient-ils, en l'autre monde paraître sans cheveux devant leurs ancêtres, s'imaginant que l'on rasait la tête de l'âme en rasant celle du corps.

VI. Des peines et des récompenses de l'âme après la mort.

Les âmes donc, quoique matérielles, sont pourtant impérissables dans leur opinion, et au sortir de cette vie, elles sont punies ou récompensées par des supplices ou par des plaisirs proportionnés par la grandeur et par la durée à leurs bonnes ou mauvaises œuvres, jusqu'à ce qu'elles rentrent dans le corps humain où elles doivent jouir d'une vie plus ou moins heureuse selon le bien ou le mal qu'elles ont commis en une vie antérieure.

VII. Comment ils expliquent la prospérité des méchants et le malheur des bons.

Si un homme est malheureux avant que d'avoir failli, comme s'il meurt avant que de naître, les Indiens croient qu'il l'a mérité dans une vie antérieure, et qu'alors peut-être il a fait avorter quelque femme grosse. Si au contraire ils voient prospérer un méchant homme, ils croient qu'il jouit de la récompense qu'il a méritée en une autre vie par de bonnes actions. Si la vie de l'homme est mêlée de bien et de mal, c'est, disent-ils, que tout homme a bien et mal fait quand il a autrefois vécu. En un mot, personne ne souffre, à leur avis, aucun malheur s'il a toujours été innocent, ni il n'est toujours heureux s'il a quelquefois été coupable, ni il ne jouit d'aucune prospérité qu'il ne l'ait méritée par quelque bonne action.

VIII. Les divers lieux où l'âme passe après la mort.

Outre les diverses manières d'être de ce monde, comme de plante ou d'animal, auxquelles les âmes sont tour à tour attachées après la mort, ils comptent plusieurs lieux hors de ce monde où les âmes sont punies ou récompensées. Il y en a de plus heureux que le monde où nous sommes, et il y en a de plus malheureux. Ils placent tous ces lieux comme par étages dans toute l'étendue de la nature, et leurs livres varient dans le nombre, quoique l'opinion la plus commune est qu'il y en ait neuf d'heureux, et autant de malheureux. Les neuf heureux sont au-dessus de nos têtes, les neuf malheureux sont au-dessous de nos pieds, et plus un lieu est élevé, plus il est heureux, comme aussi plus il est bas, plus il est malheureux, de sorte que les heureux s'étendent bien au-dessus des étoiles, comme les malheureux s'abiment bien au-dessous de la terre. Les Siamois appellent ThevadàThewada : เทวดา les habitants des mondes supérieurs, PiiPhi : ผี ceux des mondes inférieurs, et ManoutManut : มนุษย์ ceux de ce monde. Les Portugais ont traduit le mot de Thevadà par celui d'anges, et le mot de Pii par celui de diables, et ils ont donné le nom de Paradis aux mondes supérieurs, et celui d'Enfer aux inférieurs (3).

IX. Elle y renaît.

Mais les Siamois ne croient pas que les âmes en sortant du corps passent en ces lieux-là, comme les Grecs et les Romains croyaient qu'elles passaient aux Enfers. Elles naissent, selon eux, aux lieux où elles passent, et elles y vivent d'une vie qui nous est cachée, mais qui est sujette aux infirmités de celle-ci et à la mort. La mort et la renaissance sont toujours le chemin de l'un de ces lieux à un autre, et ce n'est qu'après avoir vécu un certain temps, qui s'étend d'ordinaire à plusieurs milliers d'années, que les âmes punies par-là, ou récompensées, viennent renaître au monde où nous sommes.

X. Pour y vivre d'une vie pleine de besoins comme celle-ci.

Or comme ils supposent que les âmes ont un nouveau ménage dans les lieux où elles renaissent, ils croient qu'elles ont besoin des choses de cette vie, et tout l'ancien paganisme l'a cru de même. Les Gaulois brûlaient avec le corps d'un homme mort les choses qu'il avait le plus aimées pendant sa vie, meubles, animaux, esclaves, et même des personnes libres, s'il en avait eu de singulièrement attachées à son service.

XI. Pourquoi les Indiennes se brûlent avec le corps de leur mari mort.

On pratique encore aujourd'hui pis que cela, s'il est possible, parmi les païens de la véritable Inde où la femme fait gloire de se brûler toute vive avec le corps de son mari pour rejoindre son âme en l'autre monde. Je sais bien que quelques-uns présument que cette coutume fut autrefois introduite aux Indes pour garantir les maris de la trahison de leurs femmes en les forçant de mourir avec eux. Mandelslo rapporte cette opinion (4), et Strabon l'avait rapportée avant lui, et l'avait désapprouvée, ne trouvant pas probable ni qu'une telle loi fût établie, ni qu'une telle raison de l'établir fût véritable (5). En effet, outre que cette coutume s'est étendue aux meubles et aux animaux, toutes choses innocentes, elle est libre à l'égard des femmes dont aucune ne meurt de cette manière si elle ne le désire, et elle a été reçue en trop de pays pour croire que les crimes des femmes en aient donné lieu. Les femmes, pour être esclaves, ou comme esclaves de leurs maris, aux lieux où la coutume en est établie, n'en sont ni plus mécontentes de leur condition, ni plus ennemies de leurs maris, et elles ne changent nulle part de condition à cet égard par un second mariage. Aussi voit-on que les Indiennes ont toujours regardé non comme une peine, mais comme un bonheur qui leur est offert, la liberté qu'elles ont de mourir avec leurs maris. Les femmes esclaves suivent quelquefois leur maîtresse au même bûcher, mais volontairement et sans y être forcées. Et d'ailleurs ce n'est pas une chose sans exemple aux Indes qu'un mari amoureux de sa femme veuille se consumer avec elle par l'espérance d'aller jouir avec elle d'autre autre vie.

XII. Cette coutume est reçue parmi les Tartares, et n'est pas sans exemple chez les Chinois.

Navarrete dit que c'est une coutume des Tartare que quand il meurt quelqu'un parmi eux, l'une de ses femme se pende pour le suivre en l'autre monde, mais que le Tartare qui régnait à la Chine en 1668 abolit cette coutume, et il ajoute que quoiqu'elle ne soit pas ordinaire aux Chinois ni approuvée par Confucius, elle n'y est pas néanmoins sans exemple. Il en rapporte même un de son temps, du vice-roi de Canton, qui s'étant empoisonné lui-même et se sentant mourir, appela celle de ses femmes qu'il aimait le mieux et la pria de le suivre, ce qu'elle fit en se pendant dès qu'il fut mort.

XIII. Économie des Chinois et de leurs voisins dans les funérailles.

Mais certainement ni les Chinois, ni les Tonkinois, ni les Siamois, ni les autres Indiens d'au-delà du Gange, n'ont jamais reçu, que l'on sache, la coutume de laisser brûler les femmes, et d'ailleurs ils ont établi par une sage économie qu'il suffisait de brûler avec les corps morts, au lieu de véritables meubles et de véritable monnaie, ces mêmes choses figurées en papier découpé, et souvent peint ou doré, sous couleur, à mon avis, qu'en matière d'ombres, celles des choses en papier étaient aussi bonnes que celles des choses mêmes que le papier représente. C'est pourquoi le peuple dit que ce papier qu'on brûle se convertit en l'autre vie aux choses qu'il représente. Les plus riches Chinois ne laissent pas de brûler au moins de véritables étoffes, et ils brûlent d'ailleurs tant de papier que cette seule dépense ne laisse pas d'être considérable.

XIV. Pouvoir des morts sur les vivants, source du culte des morts.

Mais tous ces peuples d'Orient ne croient pas seulement qu'ils peuvent être secourables aux morts, comme je viens de l'expliquer ; ils pensent aussi que les morts ont le pouvoir de tourmenter et de secourir les vivants, et de là vient leur soin et leur magnificence dans les funérailles, car ce n'est qu'en cela qu'ils sont magnifiques. De là vient aussi qu'ils prient les morts, et principalement les mânes de leurs ancêtres jusqu'au bisaïeul ou au trisaïeul, présumant que les autres sont tellement écartés par diverses transmigrations qu'ils ne sauraient plus les entendre. Les Romains priaient aussi leurs ancêtres morts, quoiqu'ils ne les crussent pas dieux. Ainsi Germanicus dans Tacite, au commencement d'une expédition militaire, prie les mânes de son père Drufus de la rendre heureuse, parce que Drufus avait lui-même fait la guerre en ce pays-là (6).

XV. Ils ne craignent que les morts de connaissance.

Mais par une prévention que je vois répandue même parmi les chrétiens qui ont peur des esprits, les Orientaux n'attendent ni ne craignent rien des morts des pays étrangers, mais des morts de leur ville, ou de leur quartier, de leur profession ou de leur famille.

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et de celles des Siamois.

NOTES

1 - L'Énéide, livre VI. 

2 - L'empereur Kangxi (1654-1722), de la dynastie Qing, régna sur la Chine de 1661 à sa mort. 

3 - Sur la cosmologie bouddhiste, voir sur ce site l'Analyse du système bouddhiste tirée des livres sacrés de Siam de Jean-Baptiste Pallegoix. 

4 - Johan Albrecht de Mandelslo (1616-1644), auteur d'une Relation du voyage aux Indes orientales publiée dans la Suite de la relation du voyage en Moscovie, Tartarie et Perse d'Adam Olearius, traduit par Abraham de Wicquefort, II, Paris, 1666. L'explication donnée par Mendelslo à cette tradition n'est pas tout à fait celle qu'avance La Loubère  On me dit que cette coutume barbare avait été introduite parmi les païens de ces quartiers-là parce que la polygamie étant cause de plusieurs grands déplaisirs parmi les femmes, ou pour le peu de satisfaction qu'elles peuvent avoir d'un homme qui est obligé de partager son affection, ou par la jalousie qui est inévitable parmi des rivales, il se trouvait que les femmes se défaisaient de leurs maris, et qu'en une seule année l'on avait enterré quatre fois plus d'hommes que de femmes, de sorte que pour obliger celles-ci à contribuer à la conservation de la vie de ceux-là, l'on ordonna que celles qui voudraient passer pour honnêtes femmes seraient tenues d'accompagner leurs maris à la mort et de se faire brûler avec leurs corps. (p. 158). 

5 - Géographe et historien grec (ca -60 av. J.-C. - 20 ap. J.-C.). L'explication de Strabon rejoint celle de Mendelslo : Quand le mari vient à mourir, sa femme doit se laisse brûler avec lui. Cet usage vient, dit-on, de ce qu'autrefois les femmes qui avaient de jeunes amants abandonnaient leurs maris, ou s'en débarrassaient par le poison, et c'est pour faire cesser ces empoisonnements que cette loi fut établie. Mais ni la loi, ni la cause de son établissement, ne me paraissent vraisemblables. (Géographie, 1819, V, p. 39-40). 

6 - Tacite, Annales, II, VIII,  : La flotte arrivée, Germanicus fait prendre les devants aux bâtiments de transport ; ensuite, ayant distribué les légions et les alliés sur les vaisseaux, il entre dans le canal qui porte le nom de Drusus, après avoir imploré la protection de son père pour un fils qui osait tenter la même entreprise en s'appuyant sur son exemple en s'aidant de ses plans et de ses travaux. (Traduction Auguste Materne). 

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18 mai 2020