Chapitre V
Du style judiciaire

Page de la Relation de La Loubère
I. Ils n'ont point un double style.

Ils n'ont qu'un même style pour tous les procès et ils ne se sont pas même avisés de les diviser en civils et en criminels, soit parce qu'il y a toujours quelque châtiment contre le perdant, même en matière purement civile, soit parce que les procès en matière purement civile y sont très rares.

II. Ils ne plaident que par écrit et en donnant caution.

C'est chez eux une règle générale que tout procès soit par écrit, et qu'on ne plaide pas sans donner caution.

III. Fonction du náï dans les procès.

Or comme tout le peuple du ressort est divisé par bandes et que leurs principaux náïNai : นาย sont les officiers du tribunal, que j'appellerai du nom général de conseillers, en cas de procès, le demandeur va d'abord au conseiller qui est son náï, ou à son náï de village, lequel va au náï conseiller. Il lui présente sa requête et le conseiller la présente au gouverneur. Le devoir du gouverneur serait de la bien examiner et de l'admettre ou de la rejeter, selon qu'elle lui paraîtrait juste ou injuste, et même de faire châtier en ce dernier cas la partie qui l'aurait présentée afin que personne ne commençât aucun procès témérairement, et c'est aussi le style de la Chine, mais il s'observe peu à Siam (1).

IV. Comme on instruit un procès à Siam.

Le gouverneur donc admet la requête et la renvoie à l'un des conseillers, et pour l'ordinaire, il la rend à celui qui la lui a présentée s'il est le náï commun des deux parties ; mais dès lors, il y met son sceau et il en compte les lignes et les ratures, afin qu'on n'y puisse rien altérer. Le conseiller la donne à son lieutenant et à son greffier, lesquels lui en font le rapport chez lui dans sa salle d'audience, et ce rapport, et tous ceux dont je parlerai dans la suite, ne sont que lecture. Après cela, le greffier du conseiller, présenté par son maître, rapporte ou lit cette même requête dans la salle du gouverneur, à l'assemblée de tous les conseillers, mais en l'absence du gouverneur qui ne daigne pas se trouver à tout ce qui ne sert qu'à instruire le procès. Là, on fait entrer les parties sous couleur de tâcher à les accommoder, et on les en somme jusqu'à trois fois, plus par manière d'acquit qu'avec une sincère intention de procurer l'accommodement. L'accommodement ne réussissant point, la salle ordonne, s'il y a des témoins, qu'ils seront ouïs devant le même greffier, à moins qu'il soit déclaré suspect ; et dans une autre séance pareille, c'est-à-dire où le gouverneur n'assiste point, le greffier lit le procès et les dépositions des témoins et l'on procède aux opinions, qui ne sont que consultatives et que l'on écrit toutes en commençant par celle du dernier officier.

V. La forme des jugements.

Le procès étant ainsi achevé d'instruire et le conseil tenant en présence du gouverneur, son greffier lui fait la lecture du procès et des opinions, et le gouverneur, après les avoir résumées toutes, interroge ceux dont les opinions ne lui paraissent pas justes pour savoir d'eux sur quelles raisons ils les fondent. Après cet examen, il prononce en termes généraux que telle partie sera condamnée selon la loi.

VI. On y lit la loi ou la coutume.

Alors, c'est à Oc-loüang PengOk-luang Phong : ออกหลวงพง à lire tout haut l'article de la loi qui regarde le procès ; mais ils disputent en ce pays-là, comme en celui-ci, du sens des lois. Ils y cherchent des accommodements à titre d'équité, et sous prétexte que toutes les circonstances du fait ne sont jamais dans la loi, ils ne suivent jamais la loi. Le gouverneur seul décide enfin ces contestations et la sentence est prononcée aux parties et mise par écrit. Que si elle était contraire à toute apparence de justice, ce serait au JockebatYokkrabat : ยกกระบัตร ou procureur du roi à en avertir la Cour, mais non à s'y opposer.

VII. Les procès y durent longtemps.

Tout procès devrait finir en trois jours, et il y en a qui durent trois ans.

 

VIII. Ils n'ont ni avocat ni procureur.

Les parties parlent devant le greffier, qui écrit ce qu'elles lui disent, et elles parlent ou par elles-mêmes, ou par un autre, mais il fauit que cet autre, qui fait en cela l'office de procureur ou d'avocat, soit au moins cousin germain de celui pour qui il parle ; autrement, il serait puni et ne serait pas écouté.

IX. Devant qui ils produisent.

Le greffier reçoit aussi tous les titres, mais en présence de la salle qui en compte les lignes et les ratures.

X. Preuves subsidiaires à la question.

Quand les preuves ordinaires ne suffisent pas, ils ont recours à la question dans les accusations qui sont assez graves pour cela, et ils la donnent rigoureuse et en plusieurs manières : ou bien ils se servent des preuves de l'eau et du feu ou de quelques autres aussi superstitieuses, mais point du duel.

XI. La preuve du feu.

Dans la preuve du feu, on bâtit un bûcher dans une fosse, de telle sorte que la surface du bûcher soit à niveau des bords de la fosse. Ce bûcher est long de cinq brasses et large d'une. Les deux parties y passent à pieds nus d'un bout à l'autre et celui qui n'en a pas la plante des pieds offensée gagne son procès. Mais comme ils sont accoutumés à aller nu-pieds et qu'ils ont la plante du pied comme accornie, on dit qu'il est assez ordinaire que le feu les épargne pourvu qu'ils appuient bien le pied sur les charbons ; car le moyen de se brûler, c'est d'aller vite et légèrement. Deux hommes marchent d'ordinaire à côté de celui qui passe sur le feu et ils s'appuient avec force sur ses épaules pour l'empêcher de se dérober trop vite à cette épreuve ; et l'on dit que bien loin que ce poids l'expose davantage à être brûlé, il étouffe au contraire l'action du feu sous ses pieds.

XII. Autre forme de preuve par le feu.

Quelquefois la preuve du feu se fait avec de l'huile ou autre matière bouillante dans laquelle les parties passent la main. Un Français, à qui un Siamois avait volé de l'étain, se laissa persuader, faute de preuve, de mettre sa main dans de l'étain fondu, et il l'en retira presque consumée. Le Siamois, plus adroit, se tira d'affaires, je ne sais comment, sans se brûler et fut renvoyé absout ; et néanmoins, six mois après, dans un autre procès où il se trouva engagé, il fut convaincu du vol dont le Français l'avait accusé. Mais mille événements pareils ne persuadent pas aux Siamois de changer leur style.

XIII. Le preuve de l'eau.

La preuve de l'eau se fait de cette manière : les deux parties se plongent dans l'eau en même temps, se tenant chacun à une perche le long de laquelle ils descendent, et celui qui demeure plus longtemps sous l'eau est censé avoir bonne cause. Tout le monde s'exerce donc de jeunesse en ce pays-là à se familiariser avec le feu et à demeurer longtemps sous l'eau.

XIV. Preuve par des vomitifs.

Ils ont une autre sorte de preuve qui se fait par de certaines pilules préparées par les talapoins et accompagnées d'imprécations ; les deux parties en avalent, et la marque du bon droit est de les pouvoir garder dans l'estomac sans les rendre, car ce sont des vomitifs.

XV. Divers succès de ces preuves.

Toutes ces preuves se font non seulement devant les juges, mais devant le peuple, et si les deux parties sortent également bien, ou également mal de l'une, on a recours à une autre. Le roi de Siam les emploie aussi dans ses jugements, mais outre cela il livre quelquefois les parties aux tigres, et celui que les tigres épargnent pendant un certain temps est censé innocent. Que si les tigres les dévorent tous deux, ils sont tous deux estimés coupables. Si au contraire les tigres ne veulent ni de l'un ni de l'autre, on a recours à quelque autre preuve, ou bien on attend que les tigres se déterminent à dévorer l'une des parties, ou à les dévorer toutes deux. La constance avec laquelle on dit que les Siamois souffrent ce genre de mort est incroyable en des gens qui montrent si peu de courage à la guerre.

XVI. Les degrés d'appel.

Il y a quelquefois plusieurs provinces qui ressortissent l'une à l'autre, ce qui multiplie les degrés d'appel jusqu'à trois et quatre. L'appel est permis en toutes causes, mais les frais en sont toujours plus grands à mesure qu'il faut aller plaider plus loin et en un tribunal supérieur.

XVII. Les jugements de mort réservés au prince ou à des commissaires extraordinaires.

Mais dès qu'il y doit avoir peine de mort, la décision en est réservée au roi seul. Nul autre juge que lui ne peut ordonner une peine capitale si ce prince ne lui en donne expressément le pouvoir, et il n'y a presque point d'exemple qu'il le donne, hormis à des juges extraordinaires que ce prince envoie quelquefois dans les provinces, ou pour un cas particulier, ou pour faire justice sur les lieux de tous les crimes dignes de mort. On garde tous les coupables dans les prisons jusqu'à l'arrivée de ces commissaires, et ils ont quelquefois, comme à la Chine, le pouvoir de déposer, et de punir même de mort, les officiers ordinaires s'ils le méritent. Que si le roi de Siam donne d'autres commissions pour son service ou pour celui de l'État, il est rare qu'il exempte le commissaire de prendre l'attache du gouverneur dans les lieux où il l'envoie.

XVIII. La peine du vol étendue aux héritages.

La peine ordinaire du vol est la condamnation au double, et quelquefois au triple, par portions égales envers le juge et envers la partie. Mais ce qu'il y a de singulier en ceci est que les Siamois étendent la peine du vol à tout possesseur injuste en matière réelle, de sorte que quiconque est évincé d'un héritage par procès, non seulement rend l'héritage à la partie, mais en paye encore le prix, moitié à la partie, moitié au juge. Que si, par une permission extraordinaire du roi, le juge peut faire mourir le voleur, alors il peut ordonner à son choix ou la mort, ou la peine pécuniaire, mais non la mort et la peine pécuniaire tout ensemble.

Or pour faire voir combien la justice est chère en un pays où les vivres sont à si vil prix, je mettrai à la fin de cet ouvrage un mémoire qu'on m'a donné des frais de justice, où l'on verra encore un détail du style (2) ; mais les frais ne sont pas les mêmes dans tous les tribunaux, comme je l'ai déjà dit. Celui pour lequel est ce rôle a quatre juridictions inférieures et il ressortit à une autre, laquelle ressortit à la Cour.

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et de juge dans la capitale.

NOTES

1 - W.A.R Wood note que le roi Ramathibodi I (Uthong : อู่ทอง) qui régna entre 1350 et 1368, promulgua vers 1355 une loi sur la réception des plaintes qui punissait les procédures abusives. Elle contenait quelques dispositions curieuses, par exemple : Si un homme indigne et mauvais fils tente de porter plainte contre ses parents ou ses grands-parents, qu'il soit fouetté en exemple pour les autres, et sa plainte ne sera pas reçue. (A History of Siam, 1926, p. 67). 

2 - Ce mémoire se trouve dans le tome 2, pp. 57 à 59. 

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18 mai 2020