Chapitre XV
Du commerce chez les Siamois

Page de la Relation de La Loubère
I. La pêche et le commerce sont les deux professions qui partagent presque tous les Siamois.

Les professions les plus générales à Siam sont la pêche pour le menu peuple et la marchandise pour tous ceux qui ont de quoi la faire. Je dis tous, sans en excepter même leur roi. Mais le commerce du dehors étant réservé presque tout entier à ce prince, celui du dedans est si peu de chose qu'on n'y saurait faire de fortune considérable. Cette simplicité de mœurs, qui fait que les Siamois se passent de la plupart des arts, fait qu'ils se passent aussi de la plupart des marchandises qui sont nécessaires aux peuples d'Europe. Voici néanmoins comment le peuple siamois fait ses commerces.

II. Quelles sont leurs écritures privées.

Dans les prêts, un tiers, quel qu'il soit, écrit la promesse, et cela leur suffit en justice, parce qu'on présume contre la foi du débiteur qui nie pour le double témoignage de celui qui produit la promesse et de celui qui l'a écrite. Il faut seulement qu'il paraisse par l'inspection de l'écriture que ce n'est pas le créancier qui a écrit la promesse.

III. Quelle est leur signature.

D'ailleurs, ils ne signent nulles écritures ni ils n'appliquent aucun cachet aux écritures privées. Il n'y a que les magistrats qui aient un cachet, lequel est proprement un sceau que le roi leur donne comme un instrument de leurs offices. Les particuliers, au lieu de signature, mettent une simple croix, et quoique cette espèce de signature soit pratiquée de tous, chacun pourtant reconnaît la croix qui est de sa main et il est, dit-on, fort rare que quelqu'un soit d'assez mauvaise foi pour la désavouer en justice. Au reste, je dirai en passant qu'il ne faut chercher aucun mystère en ce qu'ils signent avec une croix ; ce n'est chez eux qu'une espèce de paraphe qu'ils ont préférée à tout autre, probablement parce qu'elle est plus simple que toute autre.

IV. Ils n'ont point d'écriture publique de notaire.

J'ai dit qu'ils dotent les filles en les mariant et que la dot se compte au mari en présence des parents, mais sans aucune écriture. J'ai dit aussi qu'ils ne font point de testament, et qu'avant de mourir, ils donnent de la main à la main ce qu'il leur plaît, et à qui il leur plaît, et qu'à cela près la coutume dispose de leur succession.

Ils font peu de commerce d'immeubles. Personne presque ne s'avise parmi eux d'acheter le fond de terre d'un autre ; le prince en donne ou en vend assez à qui en veut. Mais comme la véritable propriété lui en demeure toujours, cela fait que personne en ce pays-là ne songe ni à acquérir beaucoup de terres, ni à améliorer à un certain point celles qu'il a acquises, de peur d'en faire envie à quelqu'un plus puissant que lui. Et ainsi, n'ayant pas besoin d'écritures de longue durée, ils ne se sont pas avisés d'avoir des notaires.

V. Des petits commerces.

Quant aux petits commerces, ils sont presque tous de si petite conséquence et la bonne foi y est si grande, que dans les bazars ou lieux de marché, le vendeur ne compte point l'argent qu'il reçoit, ni l'acheteur la marchandise qu'il achète par compte. Ils furent scandalisés de voir les Français acheter les moindres choses avec plus de précaution.

VI. Ils n'usent point d'aune.

L'heure du marché est depuis cinq heures du soir jusqu'à huit ou neuf. Ils n'ont point d'aune (1) parce qu'ils achètent les mousselines et les autres toiles tout entières. On est bien malheureux, en ce pays-là, lorsqu'on y achète la toile par kenKhaen : แขน, terme qui veut dire coude et coudée tout ensemble (2), et pour ceux à qui cela arrive, on mesure effectivement avec le bras et non avec aucune sorte d'aune.

VII. Ils ont la brasse dont ils se servent en plusieurs choses, et principalement à mesurer les chemins.

Néanmoins, ils ont leur brasse (3) qui vaut notre toise à un pouce près (4). Ils s'en servent dans les bâtiments, dans l'arpentage, et peut-être en d'autres choses, et singulièrement à mesurer les chemins ou les canaux par où leur roi passe d'ordinaire. Ainsi, de Siam à Louvò, chaque lieue est marquée par un poteau sur lequel ils ont écrit la quantième lieue c'est. La même chose s'observe chez le Grand Mogol, où Bernier dit qu'ils marquent les kosses ou demi-lieues par des tourettes, ou par de petites pyramides (5), et tout le monde sait que les Romains marquaient les lieues par des pierres.

VIII. Le coco sert de mesure aux Siamois pour les grains et pour les liqueurs.

Le coco sert de mesure aux grains et aux liqueurs en cette manière : comme tous les cocos sont naturellement inégaux, on en mesure la capacité par ces petits coquillages appelés corís (6), qui servent de basse monnaie à Siam et qui ne sont pas sensiblement plus grands l'un que l'autre. Il y a donc tel coco qui contient jusqu'à mille corís, à ce qu'on m'a dit, tel qui n'en contient que cinq cents, et tel autre plus ou moins. Ils ne laissent pas d'avoir pour mesurer le grain une espèce de boisseau, appelé satสัด (7) en siamois, qui n'est fait que de bambou entrelacé, et pour mesurer les liqueurs, ils ont une cruche appelée cananThanan : ทะนาน (8) en siamois, choup en portugais (9), et c'est sur ces sortes de mesures qu'ils font leurs marchés. Mais faute de police et d'un étalon sur lequel les mesures soient légitimement réglées, l'acheteur ne les admet qu'après les avoir mesurées avec son coco duquel il a reconnu la capacité par les coris, et ils se sert ou d'eau, ou de riz, selon qu'il veut mesurer, ou le canan ou le sat avec son coco. Au reste, le quart du canan s'appelle leengLaeng ? : แล่ง, et les quarante sat font le seste (10), et les quarante sestes le cohíKwian : เกวียน. On ne saurait dire le rapport que des mesures si peu justes ont avec les nôtres. J'ai dit ailleurs qu'une livre de riz par jour suffit à un homme, et qu'elle ne vaut guère qu'un liard. M. Gervaise dit que le seste de riz est estimé peser cent catis, c'est-à-dire 225 de nos livres (11).

IX. La monnaie leur sert de poids.

Ils ne sont pas plus exacts sur les poids ; ils les appellent dingดิ่ง en général (12), et les pièces de leur monnaie sont les plus fidèles et presque les seuls dont ils se servent, quoique leur monnaie soit souvent fausse ou légère. On me vint dire comme une chose fort remarquable que les Siamois vendaient à poids d'argent je ne sais quoi d'assez vil, parce qu'on avait vu au marché cette marchandise dans l'un des bassins de la balance et la monnaie d'argent qui servait de poids dans l'autre. Les mêmes noms marquent donc les poids et les monnaies tout ensemble.

X. Leurs monnaies.

Leurs monnaies d'argent sont toutes de même figure et frappées aux mêmes coins ; seulement les unes sont plus petites que les autres. Elles sont de la figure d'un petit cylindre ou rouleau fort court et entièrement plié par le milieu, de sorte que les deux bouts du rouleau reviennent l'un à côté de l'autre (13). Leurs coins (car ils en ont deux sur chaque pièce, frappés l'un à côté de l'autre au milieu du rouleau, et non sur les bouts) ne représentent rien que nous connaissions, et on n'a pas su me les expliquer. Le proportion de cette monnaie à la nôtre est que leur tical, qui ne pèse qu'un demi-écu, vaut pourtant 37 sols et demi. J'en donne la figure et la grandeur (14), et l'on trouvera à la fin de cet ouvrage leurs mesures pour les longueurs, aussi bien leurs monnaies et leurs poids (15). Ils n'ont point de monnaie d'or ni de cuivre. L'or est marchandise chez eux, et il y vaut douze fois l'argent, la finesse étant supposée égale dans les deux métaux.

XI. Monnaie de la Chine.

Ni l'or ni l'argent ne sont monnayés à la Chine : ils coupent ces métaux par morceaux informes dont ils payent les autres marchandises, et il faut pour cela qu'ils aient toujours le trébuchet et la pierre de touche à la main. Leur trébuchet est une petite balance romaine, mais il fait chez eux si bon vivre, que pour les achats ordinaires, leur monnaie, qui n'est que de cuivre, leur suffit. Ils l'enfilent en certain nombre en un cordon, car elle est percée au milieu, et ils comptent par cordons, et non par pièces.

XII. Le coupan, monnaie d'or du Japon.

Les Japonais ont une monnaie d'or plate un peu plus longue que large, et arrondie presque en ovale. J'en donne exactement la grandeur et la figure. Elle est frappée à plusieurs coins avec des hachures. Son poids est de quatre gros et demi, et douze grains, et elle est au moins de 23 carats, autant qu'on en peut juger sans la fondre. On l'appelle coupan (16), et sa valeur est estimée vulgairement dix écus la pièce.

XIII. Coquillages, basse monnaie de Siam.

La basse monnaie de Siam n'est autre que ces petits coquillages dont j'ai déjà parlé et dont je donne aussi la grandeur et la figure. Les Européens qui sont à Siam les nomment corís, et les Siamois biàเบี้ย. On les pêche abondamment aux îles Maldives, et quelquefois aux Philippines, mais en très petite quantité, à ce qu'on m'a dit. Toutefois Navarrete (17) en ses Discours de la Chine, page 61, parle ainsi des corís qu'il appelle sigueies : On en porte, dit-il, de la côte de l'Inde et de Manille ; il y en a d'innombrables à l'île de Luban, qui est l'une des Philippines. Et plus bas, il dit : On porte les sigueies des îles de Baldivia, qui sont les Maldives.

XIV. Combien l'usage de cette monnaie est étendu.

Il n'est pas aisé de dire jusqu'où s'étend l'usage de cette monnaie naturelle. Elle a cours par toute l'Inde et presque sur toutes les côtes d'Afrique, et l'on m'a dit qu'elle est reçue en quelques endroits de la Hongrie, mais j'ai de la peine à le croire parce que je ne vois pas qu'elle vaille la peine d'y en porter. Il s'en casse beaucoup dans l'usage, et à mesure qu'il y en a moins, elle vaut davantage par rapport à la monnaie d'argent, comme aussi elle baisse de prix quand il en arrive quelque charge considérable par quelque vaisseau, car c'est une sorte de marchandise. Le prix ordinaire à Siam est qu'un foüanFueang : เฟื้อง, ou la huitière partie d'un tical, vaut huit cents corís, c'est-à-dire que sept ou huit corís valent à peine un denier ; vileté de monnaie qui est une marque certaine du bon marché, ou plutôt du vil prix des denrées.

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en général.

NOTES

1 - Ancienne mesure de longueur qui variait selon les région, et valait environ 1,20 m. 

2 - Khaen veut dire bras, et non coude

3 - Ancienne mesure de longueur correspondant à l'envergure des bras. Elle est toujours utilisée dans la marine pour la longueur des cordages et la profondeur de l'eau. 

4 - Le wa (วา) était une unité de mesure correspondant à l'envergure des bras, soit environ 2 m. Comme l'indique La Loubère, elle correspondait à peu près à la toise française, qui mesurait 1,94 m. 

5 - François Bernier (1620-1688), médecin, philosophe et voyageur. Il devint le médecin d'Aurangzeb (1618-1707), empereur Moghol de l'Inde. La Suite des mémoires du sieur Bernier sur l'empire du grand Mogol fut publiée à La Haye en 1671. Le passage évoqué par La Loubère se trouve pages 91-92 : Enfin, pour vous faire vite passer cinquante ou soixante lieues de chemin qu'il y a de Delhi à Agra, il ne faut pas penser que sur cette route on rencontre de ces grosses et bonnes bourgades comme sur nos chemins. (…) … je n'y vois rien de considérable, si ce n'est cette royale allée d'arbres que fit planter Jehan-Guire, et qu'il fit continuer de cent cinquante lieues, avec une petite pyramide ou tourette, de kosse en kosse, c'est-à-dire de demi-lieues et demi-lieues, pour marquer les chemins, et souvent des puits pour désaltérer les passants et arroser les jeunes arbres. 

6 - Les coris ou cauris, appelés bia (เบี้ย) au Siam, étaient de petits coquillages (cyprea moneta) provenant des Maldives et utilisés comme monnaie. Leur valeur était approximative, mais comme le notait Mgr Pallegoix, ces monnaies, toutes embarrassantes qu'elles sont à compter, à porter dans un panier, ont cependant leur avantage ; car avec douze cents cauries, la personne qui va au bazar peut acheter en menu cinquante ou soixante espèces de comestibles, ce qui serait impossible avec nos sous et même nos liards. (Description du royaume thai ou Siam, 1854, I, p. 256).

ImageCauris ou bia. 

7 - Le sat valait environ 20 litres. 

8 - Le canan de La Loubère est plus probablement le thanan, ancienne mesure en noix de coco qui valait environ 0,85 litre. Le mot figure dans le Dictionarium linguæ thai de Jean-Baptiste Pallegoix (1854, p. 797) : Mesure d'un coco. — Un boisseau contient vingt-cinq mesures de coco. Toutefois, Gabriel Ferrand, qui cite le Directory for Bangkok and Siam for 1898, mentionne trois unités siamoises de mesure des liquides, le k'anahn, noix de coco qu'on suppose pouvoir contenir 830 grains de tamarin, le cank, petit bol en cuivre jaune, et le tan, seau en bois. 1 tan valait 20 k'anahn et 1 k'anahn valait 4 cank. (Les poids, mesures et monnaies de mers du sud au XVIe et XVIIe siècles, Journal asiatique, 11ème série, tome XVI, juillet-septembre 1920, p. 99). Sur les mesures siamoises, voir également Lotika Varadarajan : Glimpses of Seventeenth Century Currency and Mensuration in Siam, Journal of the Siam Society, Vol. 83, Parts 1 et 2, 1995, pp. 199-207. 

9 - Nous n'avons pu identifier ce mot prétendument portugais dont la parenté avec la chope alsacienne est troublante. Nicolas Gervaise l'évoque dans son Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, 1688, p. 153 : La Chouppe est la mesure des choses liquides. Il y en a de différentes grandeurs. La plus commune tient à peu prés une de nos pintes de Paris ; elle n'est point réglée par la police comme les autres mesures, chaque marchand a la sienne, qu'il fixe comme bon lui semble. 

10 - Le mot n'est pas siamois. On trouve en vieux français le sesteron, le sesteran ou le sesterot qui désignaient des mesures de grain. Le terme est sans doute dérivé du latin sextarius, la sixième partie, qui a donné le setier, ancienne mesure qui, pour le grain et les matières sèches, valait entre 150 et 300 litres selon les régions. Le seste de La Loubère pourrait être le ban (บั้น) siamois. 

11 - Nicolas Gervaise n'utilise jamais le terme seste. Le passage auquel La Loubère fait allusion se trouve page 153 de l'Histoire naturelle et politique du royaume de Siam (1688) : La plus grande mesure du riz qu'ils appellent coïa contient quarante autres petites mesures, dont chacune est du poids de cent catés. 

12 - Ding désigne un poids en plomb. 

13 - Ces monnaies, appelées pot duang (พดด้วง) en siamois, étaient d'une origine fort ancienne, sans doute dérivées des monnaies bracelet du royaume de Lanna. Leur usage s'est généralisé à partir du règne du roi Rakhamhaeng et s'est prolongé jusqu'en 1904. S'il est difficile aujourd'hui d'identifier l'époque de ces pièces à partir de leur poinçon, nous savons grâce à La Loubère que les monnaies utilisées sous le règne de Phra Naraï étaient marquées d'une fleur de lotus. 

14 - L'ouvrage contient ici une illustration que nous reproduisons ci-dessous :

ImageMonnaies de Siam. 

15 - Le chapitre intitulé Des mesures, des poids et des monnaies de Siam se trouve dans le tome 2, pages 59 à 62. 

16 - Le coupan (ou coupant) était le nom que les Français donnaient au koban japonais (kobang, koebang, kupang, copang, etc.), une pièce d'or oblongue créée au tout début du XVIIe siècle dans le cadre du système monétaire du shogun Tokugawa. Les koban, avec des titres d'or variables, resteront en usage jusqu'en 1868. Il semble que les Français aient détourné l'étymologie pour l'adapter à leur langue : Ces pièces s'appellent coupans parce qu'elles sont longues, et si plates qu'on en pourrait couper, et c'est par allusion à notre langue qu'on les appellent ainsi. (Voyage du sieur Luillier aux Grandes Indes, 1705, pp. 256-257). Le père Le Blanc donne la même explication : Ils ont des pièces de monnaie que l'on nomme coupans, d'un or si mou qu'on les plie comme du papier sans les briser ; on les nomme ainsi, parce qu'on en coupe telle quantité que l'on veut pour le prix des marchandises qu'on achète. (Histoire de la révolution du royaume de Siam arrivée en l'année 1688, 1692, II, pp. 160-161).

ImageFigure et grandeur du coupan. Illustration de la relation de La Loubère.
Imagekoban japonais. 

17 - Domingo Fernández Navarrete (1618-1686), missionnaire dominicain espagnol, auteur notamment de Tratados historicos, politicos, ethicos, y religiosos de la monarchia de China publié en 1676. 

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18 mai 2020