Chapitre XXII
De la suprême félicité et de l'extrême infélicité
selon les Siamois

Page de la Relation de La Loubère
I. La parfaite félicité.

Il me reste à expliquer en quoi ils mettent la parfaite félicité, c'est-à-dire la suprême récompense des bonnes œuvres, et le dernier degré de malheur, c'est-à-dire la plus grande punition des coupables. Ils croient donc que si par plusieurs transmigrations et par un grand nombre de bonnes œuvres dans toutes les vies, une âme acquiert tant de mérite qu'il n'y ait plus dans aucun monde aucune condition mortelle qui soit digne d'elle, ils croient, dis-je, que cette âme est dès lors exempte de toute transmigration et de toute animation, qu'elle n'a plus rien à faire, qu'elle ne naît plus ni ne meurt plus, mais qu'elle jouit d'une éternelle inaction, d'une vraie impassibilité. NireupanNaruephan : นฤพาน ou Nipphan : นิพพาน(1) disent-ils, c'est-à-dire : Cette âme a disparu ; elle ne reviendra plus en aucun monde, et c'est ce mot que les Portugais ont traduit pas ceux-ci : Elle s'est anéantie, de par ceux-ci encore : Elle est devenue un dieu, quoique dans l'opinion des Siamois, ce ne soit pas un anéantissement véritable ni une acquisition d'aucune nature divine.

II. Ce que les Portugais ont appelé Paradis et Enfers ne sont ni la parfaite félicité, ni l'extrême infélicité selon les Siamois.

Tel est donc le véritable Paradis des Indiens, car quoiqu'ils supposent une grande félicité dans le plus haut des neuf paradis dont nous avons déjà parlé, ils disent pourtant que cette félicité n'est pas éternelle ni exempte de toute inquiétude, puisque c'est un genre de vie où l'on naît et où l'on meurt. Par une pareille raison, leur vrai Enfer n'est aucun de ces neuf lieux que nous avons appelés Enfers et en quelques-uns desquels ils supposent des tourments et des flammes éternelles, car quoiqu'il y doive avoir éternellement des âmes dans ces Enfers, ce ne seront pas toujours les mêmes âmes ; aucune âme n'y sera éternellement punie ; elles y naîtront pour y vivre un certain temps et pour en sortir par la mort (2).

III. Le dernier degré d'infélicité.

Mais le vrai enfer des Indiens n'est, comme je l'ai déjà dit, que les transmigrations éternelles de ces âmes qui ne parviendront jamais au Nireupan, c'est-à-dire à disparaître dans toute la durée du monde, qu'ils pensent devoir être éternelle. Ils croient de ces âmes que c'est pour leurs péchés et faute d'acquérir jamais un assez grand mérite qu'elles passeront toujours d'un corps en un autre. Le corps, quel qu'il soit, est toujours, selon eux, une prison pour l'âme où elle est punie de ses fautes.

IV. Les merveilles qu'ils disent d'un homme qui mérite le Nireupan, et comment ils lui consacrent leurs temples.

Mais avant qu'un homme entre dans la suprême félicité, avant qu'il disparaisse, pour parler comme eux, ils croient qu'après l'action par laquelle il achève de mériter le Nireupan, il jouit dès cette vie de grands privilèges. Ils croient que c'est pour lors qu'un tel homme prêche la vertu aux autres avec bien plus d'efficacité, qu'il acquiert une science prodigieuse, une force de corps invincible, le pouvoir de faire des miracles et la connaissance de tout ce qui lui est arrivé dans toutes les transmigrations de son âme, et de tout ce qui lui doit arriver jusqu'à sa mort. Sa mort même doit être d'une espèce singulière, qu'ils trouvent plus noble que la manière commune de mourir. Ils disparaît, disent-ils, comme une étincelle qui se perd en l'air. Et c'est à la mémoire de ce sortes d'hommes que les Siamois consacrent leurs temples.

V. Quoiqu'ils en croient plusieurs, ils n'en honorent qu'un seul appelé Sommona-Codom.

Or quoi qu'ils disent que plusieurs sont parvenus à cette félicité (afin, à mon avis, que plusieurs espèrent d'y parvenir), ils n'en honorent pourtant qu'un seul qu'ils estiment avoir surpassé tous les autres en vertu. Il l'appellent Sommona-Codom, et ils disent que Codom était son nom, et que Sommona veut dire en langue pali un Talapoin des Forêts (3). Il n'y a pas, selon eux, de véritable vertu hors de la profession de talapoin, et ils croient les talapoins des forêts encore plus vertueux que ceux des villes.

VI. Nulle idée de divinité chez les Siamois.

Et c'est là certainement toute la doctrine des Siamois, en laquelle je ne trouve nulle idée de divinité. Les dieux de l'ancien paganisme que nous connaissons régissaient la nation, punissaient les méchants et récompensaient les bons, et quoiqu'ils fussent nés comme les hommes, ils étaient de race immortelle et ne connaissaient point la mort. Les dieux d'Épicure n'avaient soin de rien, non plus que Sommona-Codom, mais il ne paraît pas que ce fussent des hommes parvenus par leur vertu à cet état d'une inaction bienheureuse ; ils ne naissaient, ni ils ne mouraient. Aristote a reconnu un premier moteur, c'est-à-dire un être puissant qui avait arrangé la nature et qui lui avait donné, pour ainsi dire, le branle, qui y conservait l'harmonie. Mais les Siamois n'ont nulle idée semblable, bien éloignés de connaître un dieu créateur, et ainsi je crois qu'on peut assurer que les Siamois n'ont nulle idée d'aucun dieu et que leur religion se réduit toute entière au culte des morts. Et il faut bien que les Chinois l'entendent ainsi et qu'ils n'estiment pas que Pagode veuille dire Dieu, car le père Magaillans nous apprend qu'ils s'offensent quand on traite Confucius de Pagode, parce que c'est le traiter non pas de dieu, ce qui ne serait pas un outrage pour Confucius, mais d'homme parvenu à la suprême vertu des Indiens, que les Chinois croient fort inférieure à la vertu de Confucius (4).

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et de leurs opinions.

NOTES

1 - Le nirvana, Extinction du désir humain, entraînant la fin du cycle des réincarnations. (Robert). 

2 - Voir sur ce site la description des enfers dans la cosmologie bouddhiste par Jean-Baptiste Pallegoix : De la région des enfers

3 - Selon Yule et Burnell, Sommona-Codom serait une déformation du pali S'ramana Gautama, l'ascétique Gautama, Gautama étant un des noms les plus courants du Bouddha. (Hobson Jobson, 1903, p. 366). 

4 - Gabriel de Magalhães, francisé en Gabriel Magaillans (1609-1677), jésuite portugais, auteur d'un ouvrage sur la Chine qui fut traduit et publié en France en 1688 sous le titre Nouvelle relation de la Chine contenant la description des particularités les plus considérables de ce grand empire, composée en l'année 1668 par le R.P. Gabriel de Magaillans, de la Compagnie de Jésus, missionnaire apostolique, et traduite du portugais en français par le sieur B. Le passage évoqué par La Loubère se trouve page 184 : Cette nation fait une si grande estime de ce philosophe, qu'encore qu'elle ne le tienne pas pour un de ses dieux, elle l'honore toutefois avec beaucoup plus de cérémonie que ses idoles ou pagodes, et les Chinois ne souffriraient pas qu'on l'appelât leur idole et leur pagode, au contraire, ils le prendraient pour une grande injure. 

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18 mai 2020